Denis Villeneuve, grand architecte du traumatisme
Il est le metteur en scène du futur dystopique de Blade Runner 2049, de l’invasion extraterrestre de Premier Contact et de la guerre d’Arrakis dans Dune. Mais au-delà de ces enjeux vertigineux et à grandes échelles, Denis Villeneuve aime surtout à nous raconter un conflit plus intime, plus humain. Explications.
Traumatisme fondateur
Un accident de la route. C’est l’étrange point commun et point de départ des deux premiers longs-métrages de Denis Villeneuve, Un 32 août sur terre en 1998 et Maelström en 2000. Une sorte de “traumatisme fondateur” qui va initier un long voyage de (re)construction pour les personnages principaux de ces films. Comment vivre avec un traumatisme ? Comment lui survivre ? Comment nous transforme-t-il ? Des questions qui fascinent le cinéaste canadien, et qui vont devenir un fil rouge tout au long de sa carrière.
En 2009, Villeneuve pousse un peu plus loin cette idée forte dans le film Polytechnique. Ici, le traumatisme n’est plus seulement individuel, il est collectif. Le long-métrage raconte en effet la tuerie de l’École polytechnique de Montréal en 1989. Un événement tragique qui a marqué toute une génération, dont fait partie le réalisateur né au Québec en 1967. Vingt ans après le drame, Denis Villeneuve montre ici une résolution relativement optimiste du traumatisme, et une guérison (individuelle, collective) incarnée par le personnage de Valérie (Karine Vanasse), qui parvient à poursuivre ses rêves de carrière. Mais à quel prix ?
Construction d’identité
Car si le traumatisme est le moteur de narration privilégié de la plupart des récits de Villeneuve, il n’a du sens que s’il est incarné. Et que ce soit dans ses films canadiens des années 2000 et ceux (plus étasuniens) des années 2010, la figure privilégiée de cette incarnation chez le réalisateur est féminine. Elle gagnera d’ailleurs une dimension internationale en 2010 avec Incendies, long-métrage nommé à l’Oscar du meilleur film étranger, inspiré de la pièce de Wajdi Mouawad et basé sur la vie de la militante Souha Bechara.
Si dans Incendies, le traumatisme devient un héritage et un fardeau inéluctable, Villeneuve en fait une usine à monstre dans Prisoners (2013), dans lequel Hugh Jackman passe du père de famille idéal à une créature assoiffée de vengeance. Deux ans plus tard dans Sicario, celui-ci transforme Emily Blunt, jeune agent du FBI idéaliste, en rouage mortifère du gouvernement.
Tour-à-tour destructeur et créateur, le traumatisme n’a pas d’immoralité en soi chez Villeneuve. Il est un outil de construction d’identité avant tout, et sert à révéler l’humanité de ses personnages dans un monde qui échappe à tous les manichéismes. Le réalisateur perfectionne cette idée en 2016 avec le sublime Premier Contact, dans lequel Amy Adams (une héroïne, encore) réapprivoise l’idée de la mort et du deuil, et en fait une chose magnifique.
Monomythe
Le projet d’adaptation de Dune est en gestation dans l’esprit du cinéaste depuis des décennies. Un fait peu étonnant quand on a revu la carrière du cinéaste comme on l’a fait. Bien avant Star Wars et Harry Potter, le roman de Frank Herbert (publié en 1965) est l’un des grands exemples du monomythe, concept développé par Joseph Campbell à la fin des années 1940.
Cette idée fondatrice, défend que tous les récits de l’Antiquité à nos jours répondent d’un même schéma narratif, avec les mêmes jalons que sont l’appel de l’aventure, l’arrivée d’un mentor, les défis et… la mort et la renaissance. Un concept idoine pour Denis Villeneuve, qui trouve dans la trajectoire de Paul Atréides un modèle parfait pour sa fascination du traumatisme.
Après la mort de la quasi-intégralité de sa famille, Paul va ainsi être lui-même le sujet d’une transformation qui le dépasse. Politique, religieuse, intime, mythique… Cette transmutation est brillamment mise en scène par Denis Villeneuve dans Dune (2021) et Dune : Deuxième partie (2024) avec la même fascination qu’un scientifique pour ses cobayes, pour un résultat transcendant pour le spectateur. À la sortie de la salle, le réalisateur nous laisse avec cette même question lancinante et passionnante : qu’est-ce que crée un traumatisme ?