Réalisateurs

Les frères Coen et le revers de l’Amérique

Si on peut davantage parler de vie commune que de carrière dans le cas de Joel et Ethan Coen, leur collaboration est sans aucun doute l’une des plus passionnantes de ces dernières décennies. 20 longs-métrages brillants et inclassables, d’une richesse et d’une diversité étourdissantes, qui se plaisent à disséquer une chose : l’Amérique et son fantasme.

 Joel et Ethan Coen. / © Reuters

American Nightmare ?

Les frères Coen sur le tournage de The Big Lebowski. / © PolyGram

De Sang pour sang (1984) à La Ballade de Buster Scruggs (2018), en passant par la Palme d’or Barton Fink (1991), Fargo (1994), ou encore No Country for Old Men (2008), chaque film du duo s’amuse ainsi à révéler l’envers du décor de l’American Dream. La fratrie montre notamment l’absurdité de cette chimère, le tout bien sûr teinté par leur humour noir caractéristique. 

À l’opposé d’un Frank Capra qui glorifiait la détermination, le travail et le courage dans son cinéma des années 30 et 40, les frères Coen préfèrent s’attarder sur le revers de la médaille du capitalisme et d’un arrivisme érigé en étendard national. De plus, adieu les inspirants James Stewart et Gary Cooper : les Coen leur préfèrent les antihéros un peu pathétiques, mais plus humains, issus de l’Amérique profonde. 

Que ce soit pour William H. Macy dans Fargo, Frances McDormand dans Burn After Reading ou Josh Brolin dans No Country for Old Men, l’appât du gain et ainsi souvent synonyme de désastre. Une thématique qui est d’ailleurs le moteur narratif principal de Drive-Away Dolls, le dernier film d’Ethan Coen en solo, dans lequel le duo Margareth Qualley et Géraldine Viswanathan récupèrent une voiture (et son contenu) qui ne leur est pas destinée.

Drive-Away Dolls est le nouveau film d'Ethan Coen / © Working Title

Divin hasard

Ces malheurs prennent d’ailleurs bien souvent la forme d’un divin hasard. Une fatalité mystique, un “retour de karma” qui semble venir d’en haut, et qui est un motif récurrent dans la carrière du duo. Cette question du spirituel est d’ailleurs bien consciente chez les Coen, et ils sont loin de le renier : “Il ne fait aucun doute que notre héritage juif affecte notre façon de voir les choses”, disaient-ils peu après la sortie de True Grit en 2010.

Ce divin hasard est tout à la fois le corbeau posé sur la statue tombant sur le professeur Goldthwaite H. Dorr (Tom Hanks) dans Ladykillers, la crise cardiaque de Donny (Steve Buscemi) dans The Big Lebowski, la vallée inondée qui sauve Ulysses (George Clooney) et ses camarades au dernier moment dans O’ Brother, ou encore les déboires à répétition de Llewyn (Oscar Isaac) dans Inside Llewyn Davis. Un outil narratif tout comme une véritable marque de fabrique des cinéastes.

Sur le tournage d'Intolérable cruauté. / © Universal Pictures

Hollywood à la broche

Qui dit “Rêve américain”, dit Hollywood, l’autre terrain de jeu préféré des frères Coen, que ce soit en s’attaquant frontalement à l’industrie, comme dans Barton Fink (1991) ou Ave, César ! (2016) ou en revisitant à leur manière les genres emblématiques du cinéma américain. En s’attaquant au néo-noir avec Sang pour Sang, au western sous toutes ses formes (True Grit, No country for Old Men, Buster Scubbs) ou encore au sous-genre de la “screwball comedy” dans Le Grand Saut et Intolérable cruauté, les réalisateurs s’inscrivent ainsi dans cet héritage hollywoodien, tout en le revitalisant grâce à leur regard tout particulier.

Jamais là où on ne les attend, échappant à toutes les cases, Joel et Ethan Coen peignent leur grande fresque d’une Amérique imparfaite depuis près de quatre décennies. Un portrait qui raille autant qu’il célèbre le pays de l’Oncle Sam, mais qui a surtout installé les fameux frangins comme les meilleurs cinéastes américains de leur génération.

Thibaud Gomès-Léal