Men on fire
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Deux producteurs qui comprenaient leur époque mieux que personne, un jeune premier déterminé à devenir une superstar, un pubard anglais prêt à tout, des acrobaties stylistiques insensées, beaucoup de testostérone, et un tube signé Giorgio Moroder pour emballer le tout… Voici comment Top Gun fit bomber le torse à l’Amérique durant l’été 86.
Par HUGO SAROYAL
Personne ne demandait à Tom Cruise de prendre Top Gun autant au sérieux.
On attendait simplement de lui qu’il sourie de toutes ses dents et qu’il ait l’air cool aux commandes de son avion de chasse. Mais l’acteur ne pouvait pas s’empêcher de cogiter. C’était plus fort que lui. Le carton de Risky Business en 1983 l’avait mis en tête de la liste des jeunes talents les plus hot du moment et, plutôt que de capitaliser sur ce succès, il passait plus de temps à refuser des rôles qu’à en accepter.
Comment aller plus loin, plus haut ? Comment crever le plafond ? En 1984, il se retrouve avec le script de Top Gun entre les mains. Et si c’était celui-ci, le film qui le mettra définitivement sur orbite ? Les producteurs Don Simpson et Jerry Bruckheimer lui font la cour mais l’apprenti superstar hésite, renâcle. Il va finalement assortir son accord d’une demande inhabituelle pour un jeune premier de 22 ans à peine : il veut travailler lui-même sur l’histoire et l’étoffer un peu. Il faut dire que le scénario est assez rudimentaire – comme le reconnaîtra plus tard Tony Scott : « C’était pas Guerre et Paix… » L’arrogance et la détermination de Tom Cruise, pas si éloignées de celles du personnage qu’il devra incarner dans le film, ne sont pas pour déplaire à Simpson et Bruckheimer. Ils pressentent que, avec lui à bord, ils ont toutes leurs chances de réussir. Et ils ont besoin d’un hit.
Après Flashdance et Le Flic de Beverly Hills, qui ont fait souffler un vent nouveau dans les salles de cinéma du pays, une troisième réussite d’affilée pourrait leur permettre d’asseoir définitivement leur suprématie à Hollywood. Le metteur en scène qu’ils ont choisi, un réalisateur de pubs venu d’Angleterre, est lui aussi extrêmement déterminé à se faire une place au soleil. Film sur la performance et l’esprit de compétition, ode à l’excellence, Top Gun sera fabriqué par des gens eux-mêmes déterminés à triompher.
GETTING HIGH
À l’origine de Top Gun, il y a un pur flash visuel. En mai 1983, Jerry Bruckheimer est dans son bureau de la Paramount en train de feuilleter un exemplaire du magazine California quand il tombe sur un reportage intitulé « Top Guns » (avec un « S », donc), à propos de la Fighter Weapons School, une école de pilotage de l’aéronavale américaine, située sur la base aérienne de Miramar, au nord de San Diego, en Californie.
C’est d’abord une photo qui frappe le producteur : celle d’un pilote dans son cockpit, à 28 000 pieds d’altitude, le ciel azur derrière lui, deux autres avions de chasse volant à ses côtés. À ses yeux, c’est une promesse. Une pure vision de cinéma. Avec son complice, le très flamboyant et turbulent Don Simpson, Bruckheimer a théorisé le « high concept » (des films aux pitchs instantanément compréhensibles, dont l’argument tient en une phrase) et voit tout de suite le film qu’on pourrait tirer de cet article… « Les rockstars du ciel ! », s’emballe-t-il en tendant le magazine à Simpson, assis à ses côtés. « Full tilt boogie rock’n’roll in the sky ! », renchérit celui-ci.
Les deux hommes filent à Miramar en découvrir plus sur cette « Top Gun académie », mettent des scénaristes sur le coup et vont frapper à la porte de Michael Eisner, directeur de la production chez Paramount. En chemin, Bruckheimer a affiné son concept : « Top Gun, c’est Star Wars sur Terre ! ». Ça a l’air imparable dit comme ça mais, en fait, pas vraiment : Eisner ne se montre pas très emballé. Bruckheimer insiste, Simpson va jusqu’à se mettre à genoux pour implorer leur interlocuteur.
Mais c’est non. Coup de bol : quelques semaines plus tard, Eisner suit le directeur de la Paramount Jeffrey Katzenberg chez le concurrent Disney et c’est son remplaçant Ned Tanen, venu d’Universal, où il a facilité l’éclosion du Nouvel Hollywood une décennie plus tôt, qui va donner le feu vert à Top Gun. Pour mettre en scène le film, Bruckheimer et Simpson pensent d’abord à David Cronenberg, qui vient de signer Dead Zone, avant de se tourner finalement vers un certain Tony Scott. Ils ont sympathisé avec ce réalisateur de pubs anglais en 1980 quand celui-ci, accompagné de son grand frère Ridley, est venu faire un tour sur le plateau du Solitaire de Michael Mann – une production Bruckheimer.
Depuis, Don Simpson est devenu fan des Prédateurs, son premier long métrage. Ce somptueux film de vampires new wave avec Catherine Deneuve et David Bowie, montré hors compétition au Festival de Cannes, a été accueilli fraîchement lors de sa sortie en salle et menace d’emprisonner Scott dans une posture d’esthète branché. Mais le réalisateur a un atout dans sa manche : dans sa bande démo, qui circule dans les studios hollywoodiens en ce début des années 1980 se trouve une pub pour Saab, dans laquelle on peut voir une voiture rouler à côté d’un jet.
Cet homme, incontestablement, sait filmer les avions de chasse… Il se trouve par ailleurs qu’il a du temps libre. Il vient d’abandonner un projet sur lequel il planche depuis des mois : l’adaptation de Man on Fire, le roman d’A.J. Quinnell sur les aventures d’un garde du corps recherchant une fillette kidnappée, qu’il devait d’abord tourner avec Robert Duvall, puis Marlon Brando. Mais le projet patine depuis longtemps et Scott, lassé, vient de jeter l’éponge – le film sera finalement tourné par Élie Chouraqui, avant que Scott n’y revienne, des années plus tard, en 2004, avec Denzel Washington. Scott est donc libre, et super chaud pour tourner Top Gun.
Seul problème : il n’a rien compris aux intentions de Simpson et Bruckheimer ! Quand il leur en parle, il esquisse un film de guerre viscéral, dark, violent – « Apocalypse Now sur un porte-avions », selon ses mots. Ça aussi c’est du « high concept », mais complètement à côté de la plaque… Après quelques jours de réflexion, il finit par trouver la clé : « Je me suis réveillé un matin et j’ai compris. C’est un film pop-corn. Rock’n’roll. J’ai imaginé de beaux gars, sur fond de ciel bleu noir, dans des jets argentés, avec du rock à fond. »
BOYS, BOYS, BOYS
L’une des boussoles esthétiques de Tony Scott sur Top Gun va se révéler être un livre de photos de Bruce Weber, une collection de clichés noir et blanc ultra-esthétisants sublimant de jeunes Apollons nus et musclés, saisis dans des poses languides. Scott s’était déjà servi de ce livre comme source inspiration quand il devait filmer des pubs mettant en scène de « jeunes mâles sexy ».
Cette fois-ci, il flashe en particulier sur l’image de deux militaires posant près d’une voiture de collection : « Deux beaux gars, bien nets, américains jusqu’au bout des ongles. J’ai trouvé dans leur regard ce qui constituait l’essence des personnages que je voulais représenter dans Top Gun. L’un d’eux ressemblait à Tom Cruise, avec une coupe de cheveux militaire. J’ai vu cette photo, et tout a commencé à se mettre en place. »
Quand il sort ces clichés lors des réunions de travail à la Paramount, ses interlocuteurs tiquent un peu. Scott remballe le livre, un sourire aux lèvres. Les executives ne peuvent pas comprendre que l’homoérotisme sera l’une des clés du succès du film. Les acrobaties aériennes sont essentielles, certes. Mais aussi : les parties de beach-volley torse nu, les porte-avions éclairés comme des boîtes de nuit, ces scènes de brief où tout le monde sue à grosses gouttes malgré les stores vénitiens fermés et les ventilos qui tournent à fond… Pour Scott, c’est une évidence : il fera très chaud dans Top Gun.
Le premier scénariste vers lequel se sont tournés Simpson et Bruckheimer, Chip Proser, a refusé le job : « Don Simpson m’a dit : “Voilà, c’est deux gars dans des blousons de pilote, avec des lunettes de soleil, devant le plus gros et le plus rapide putain d’avion de chasse que t’as vu de ta vie. C’est le concept.” Mais ce n’était pas un concept ! C’était juste une image. » C’est donc le duo formé par Jim Cash et Jack Epps Jr. qui va tracer les grandes lignes de l’intrigue : l’arrivée à la Fighter Weapons School d’un pilote arrogant et ambitieux surnommé « Maverick », sa rivalité avec sa Némésis, « Iceman », et leur combat pour remporter le « trophée Top Gun » – une pure invention de scénariste. Fondée en 1969, en pleine guerre du Vietnam, l’école de pilotes de Miramar ne s’amusait pas à organiser des compétitions entre ses élèves.
Seulement voilà : il fallait un prétexte pour le conflit entre Maverick et Iceman, un peu de tension dramatique et les scénaristes imaginèrent donc que les apprentis pilotes s’affrontent pour décrocher un prix désignant le meilleur d’entre eux. Malgré leur goût pour la licence poétique, les concepteurs du film réalisent cependant assez vite qu’ils vont avoir besoin du concours de l’armée.
Simpson et Bruckheimer vont donc plaider leur cause au Pentagone, où les haut gradés réalisent le bénéfice qu’ils peuvent tirer d’un film mettant en valeur leurs programmes de formation. L’un des deux scénaristes, Epps Jr., se voit donc ouvrir les portes de la base de Miramar, y suit des cours, participe à une attaque « alpha strike » à bord d’un F-14, traîne au bar du coin avec les pilotes, prend des notes. Un ancien instructeur de l’école, Pete Pettigrew, est dépêché par la Navy en qualité de conseiller technique, et se révèlera essentiel dans la confection du film, travaillant étroitement avec Tony Scott. Mais ce qui le frappe le plus au moment de sa première lecture du scénario est le très grand nombre de scènes se déroulant… dans des vestiaires.
Justification des producteurs et des scénaristes, en trois points : 1°) Top Gun n’est pas tant un film d’aviation qu’un film de sport, il faut donc des scènes de vestiaire pour insister sur les idées de compétition et de quête de l’excellence. 2°) Les scènes où les personnages se chambrent et s’insultent sont nécessaires, et il y a des choses qu’on ne peut pas leur faire dire quand ils sont en uniforme. 3°) Comme le résume prosaïquement Don Simpson : « On paye Tom Cruise un million de dollars pour ce film et, à ce prix-là, il faut bien qu’on voit son corps ! »
NEED FOR SPEED
Peu de gens le savent encore à l’époque, mais Tom Cruise est loin de n’être qu’un jeune premier bien fait de sa personne. En réalité, c’est d’abord un cérébral. Il lit le scénario de Top Gun en Angleterre, où il est en train de tourner Legend sous la direction de Ridley Scott (on reste en famille). Il commence à réfléchir aux éléments dramatiques qu’il souhaite insuffler dans le film.
À commencer par l’idée que son personnage est hanté par le souvenir de son père, disparu au Vietnam. « À chaque fois que tu voles, j’ai l’impression que tu combats un fantôme », dit à Maverick/Cruise son coéquipier Goose (Anthony Edwards). Tom Cruise lui-même a une histoire compliquée avec son père, qui a quitté le foyer familial quand il était petit, et sa filmographie future, de Rain Man à La Guerre des mondes, sera constellée de figures paternelles mutiques, décevantes, ou tout simplement absentes. Marqué par son expérience sur Legend, il voit Top Gun comme un conte de fées : « Il s’agit d’une aventure intérieure, expliquera-t-il à Première au moment de la sortie du film. C’est pourquoi l’ennemi final que combat Maverick n’a pas de visage ni de nom. Il mène un combat contre son côté sombre, afin de devenir un homme plus complet. » Cruise réfléchit tellement, à vrai dire, que Bruckheimer commence à trouver le temps long. Il attend que l’acteur revienne d’Angleterre puis l’envoie faire un tour à Miramar, pour un baptême de l’air.
Les militaires se marrent en voyant débarquer l’acteur qui porte encore ses cheveux longs de Legend ramassés en une queue-de-cheval qui lui donne l’air d’un surfeur californien. Mais Cruise va très bien s’entendre avec les pilotes et, surtout, prendre un pied phénoménal lors de son vol inaugural. « Votre corps se contorsionne, racontera-t-il. Chaque muscle vous fait mal, les forces qui s’exercent chassent le sang de votre cerveau. Vous serrez les fesses et vous vous mettez à grogner tandis que la sueur ruisselle. » Mais il faut croire que cela lui plaît. À sa descente d’avion, il n’a plus aucun doute et téléphone à Bruckheimer : « Jerry, je fais le film ! » L’acteur a ressenti ce jour-là ce qui sera résumé par les scénaristes dans une réplique légendaire du film, et qui guidera sa carrière pour les décennies à venir : « L’ivresse de la vitesse » – « the need for speed ».
Pour entourer leur jeune star aux idées longues, Jerry Bruckheimer, Don Simpson et Tony Scott vont recruter une armada de jeunes comédiens promis à un grand avenir : Anthony Edwards (le futur docteur Greene d’Urgences) sera Goose, le pote de Maverick. Meg Ryan, appelée à devenir la reine de la rom com quelques années plus tard, jouera Carole Bradshaw (madame Goose). On croise aussi dans les rangs de l’équipe le jeune Tim Robbins, qui pilote sous le sobriquet de Merlin.
Pour incarner le docteur Charlotte « Charlie » Blackwood, l’astrophysicienne qui fait tourner les têtes des jeunes mâles en rut de la Top Gun School, Tom Cruise songe à Linda Fiorentino. Mais la future interprète de Last Seduction tique devant l’aspect très militariste du script : « Ce n’est pas cool de faire un film comme ça pour les jeunes, objecte-t-elle à l’acteur. Les avions, c’est sympa, mais il n’y a pas une scène où on comprend que ces gars sont formés pour faire la guerre ! » Cruise est désarçonné : « Linda, ce n’est qu’un film… », répond-il. C’est finalement Kelly McGillis, la star de Witness (plus gros succès de la Paramount en 1985) qui est embauchée. Cruise va se tenir loin d’elle pendant tout le tournage, afin que la tension sexuelle soit plus forte quand ils se retrouvent devant la caméra… Il évite également de croiser le chemin de Val « Iceman » Kilmer, son rival à l’écran, qui devient en conséquence son rival à la ville. Inspiré par son expérience sur le tournage d’Outsiders, où Coppola maintenait une stricte étanchéité entre les interprètes des deux bandes rivales du film, les Greasers et les Socs, Cruise refuse de traîner avec les autres acteurs, à l’exception d’Anthony Edwards, son pote dans la fiction. Val Kilmer n’a pas besoin de se faire prier pour entretenir l’animosité entre Cruise et lui.
Il passe le tournage à s’éclater dans des fêtes homériques avec les autres comédiens, et n’hésite pas, de temps en temps, à humilier Cruise en public. Comme cette fois où, lors d’une soirée, il fait livrer une caisse de vin en guise de cadeau à son partenaire – une caisse excessivement lourde que Cruise va être obligé de porter tout seul à l’heure du départ, transpirant et ahanant devant Kilmer et sa bande, morts de rire. Cruise prendra sa revanche, plus tard.
Dans les bonus de l’édition DVD, Val Kilmer s’étonne qu’il n’y ait aucun gros plan de lui dans la fameuse scène de beach-volley, alors que tous les autres comédiens, sublimés, filmés comme des gravures de mode, y ont droit. Selon la version officielle, il y aurait eu un problème au moment du développement de ces plans, les rendant inutilisables. Kilmer, de son côté, suggère que Cruise aurait manigancé pour qu’ils disparaissent de la circulation : « J’étais trop beau, voilà pourquoi ! »
FARDES AU DECOLLAGE
Avant le tournage proprement dit, qui commence fin juin 1985 sur la base de Miramar, les acteurs sont soumis à un stage de formation. Tests d’endurance divers, cours sur la force gravitationnelle, séjours dans des chambres pressurisées où ils sont brièvement privés d’oxygène pour comprendre ce qu’est l’hypoxie…
Et, bien sûr, d’aller faire un tour en avion de chasse. La plupart des comédiens sortent de la carlingue des F-14 livides, les jambes en coton, le cœur au bord des lèvres. Tom Cruise aussi a eu la nausée la première fois, mais lui, contrairement aux autres, en redemande. Lors d’un vol, il passe le mur du son, puis effectue un piqué de 2 500 mètres.
Dans le making of du film, on le voit émerger d’un jet, un immense sourire aux lèvres, heureux comme un gosse. En parallèle, il suit des cours de survie dans l’eau et passe son permis moto afin de pouvoir piloter l’iconique Kawasaki Ninja du film. Il s’éclate. Et tous les professionnels s’inclinent devant son endurance et son envie d’en découdre. « Tom aurait pu être recruté comme élève ou comme instructeur, estimera Pete Pettigrew. Il en possède l’esprit de compétition ». Pas Val Kilmer qui, contrairement à ses partenaires, n’a pas jugé utile de quitter le plancher des vaches. Cruise, consciencieux, prend note de ce que lui dit un prof du programme Top Gun : « Il n’y a que quatre métiers dignes d’un homme : acteur, rockstar, pilote de chasse et président des États-Unis. »
Le grand défi du tournage, bien sûr, est la mise en scène des chorégraphies aériennes. Tony Scott veut que le film procure un grand sentiment de réalisme : « Normalement, dans un film comme celui-ci, on tourne en général ce qui se passe dans les airs en studio, avec des maquettes, des écrans bleus ou des effets visuels. Mais on en a fait très peu. C’est pas du toc ! » En coordination avec Pete Pettigrew et les collaborateurs dépêchés par la Navy, il élabore les chorégraphies des avions, et évalue leur faisabilité. L’idée est de filmer les F-14 Tomcats, les F-5 Tigers et les A-4 Skyhawks depuis d’autres avions (Scott himself embarquera caméra au poing dans un Learjet) ou en disposant dans les cockpits des caméras actionnées par les pilotes eux-mêmes.
La plupart des plans montrant les comédiens embarqués sur le siège arrière sont inutilisables, puisque ceux-ci vomissent ou tournent de l’œil – ils seront finalement mis en boîte en studio et raccordés au montage avec les plans obtenus dans les airs. Une fois là-haut, ces conditions de tournage très acrobatiques font que Scott ne sait pas toujours ce qu’il va capturer : « Tu installes des caméras sur les avions et tu n’as aucune idée de ce que tu vas obtenir jusqu’à l’atterrissage, donc tu dois coordonner tout et tout le monde comme dans une opération militaire. Tu planifies, donnes les clés aux experts, lances les caméras, en attendant de voir ce qui en sortira à la fin. » Ce qui en sortira, ce sera des séquences époustouflantes, et la première raison du succès du film.
Comme le dira Tony Scott à l’acteur Michael Ironside : « Les scènes entre les personnages ne sont que des pauses entre les scènes d’avion. » Début août 1985, l’équipe s’installe pour quelques jours sur le porte-avions USS Enterprise, à 180 kilomètres de la côte de San Diego. Tom Cruise obtient le droit de guider des avions au décollage pendant que Scott devient obsédé par les levers de soleil – des plans qui inquiètent grandement ses producteurs, qui redoutent que le réalisateur soit parti dans un délire trop arty.
LE SOUFFLE COUPE
Top Gun sort aux États-Unis le 12 mai 1986. Selon les analystes, le film, censé ravager le box-office cet été-là, c’est le Cobra de Sylvester Stallone. Mais il ne résistera pas à la vague Top Gun, qui va au-delà des espérances de ses producteurs, emporte tout sur son passage et finit en champion absolu de l’année, avec 356 millions de dollars de recettes mondiales.
La chanson du groupe Berlin « Take my Breath Away », coécrite par Giorgio Moroder, tourne en boucle cet été-là. Depuis American Gigolo, qui était porté par le « Call Me » de Blondie, Bruckheimer s’est fait une spécialité d’attacher un ou plusieurs tubes FM à ses films (« What a feeling » et « Maniac » pour Flashdance, « The Heat Is On » pour Le Flic de Beverly Hills…) : en rotation lourde sur MTV, le clip fait également ainsi office de publicité pour le film… L’Amérique devient hystérique. En sortant de la salle, tous les gamins du pays ont envie d’aller s’engager dans les Marines – trois ans plus tôt, ce sont les mêmes qui étaient tous allés s’acheter des Ray-Ban Wayfarer après avoir vu Risky Business.
Top Gun va finir par fonctionner comme une énorme publicité de recrutement pour la Fighter Weapons School. En juillet, deux mois après la sortie du film, les services de recrutement de la Navy annoncent que 90 % des candidats ont vu le film. Un pilote à la retraite, Nick Criss, témoignera dans le Los Angeles Times : « Et soudain, nous voilà superstars. Il y avait des femmes partout et chacune voulait sortir avec un pilote de la Marine. On a commencé à voir tous les jeunes officiers, de vrais petits Tom Cruise, se promener en combinaison de vol. Ils croyaient sincèrement que ça se passait chez nous comme dans le film. Et, dans une certaine mesure, je crois que la Marine elle-même s’est mise à se comporter comme dans Top Gun. » Le poster du film représentant Cruise et McGillis enlacés sur un tarmac et fixant crânement l’objectif devient le poster le plus vendu en Amérique cette année-là. La critique Pauline Kael, la reine de la formule assassine, décrit d’ailleurs le film comme « un poster de recrutement moins intéressé par le recrutement des troupes que par le simple fait d’être un poster ». Globalement, les critiques sont effarés par ce film de propagande jugé, au pire, affreusement militariste et, au mieux, totalement décérébré.
Dans le Première américain, on atteint carrément le point Godwin : « Tom Cruise rendrait charmant un film sur les jeunesses hitlériennes. Ce qu’est Top Gun, d’une certaine façon. » Mais l’adversaire le plus virulent du film a pour nom Oliver Stone. Lui s’apprête à sortir Platoon, l’antithèse de Top Gun, qui entend replonger l’Amérique optimiste de Reagan dans le souvenir du cauchemar vietnamien. Le réalisateur s’insurge dans les colonnes du magazine New York : « Un jeune qui voit Top Gun va se dire que ça a l’air vraiment super, la Navy. Il va avoir envie de s’enrôler. Je vais pouvoir porter ce beau costume, j’aurai cette grosse machine entre mes jambes qui me procure de l’énergie sexuelle, et je pourrais emballer Kelly McGillis si j’explose un MIG ! (Une référence au climax du film) Personne ne souligne qu’il pourrait déclencher la Troisième Guerre mondiale en faisant ça ! Donc le message de Top Gun, c’est : “J’aurai une petite amie si je déclenche la Troisième Guerre mondiale.” ».
Face aux critiques, Don Simpson tente de se défendre : « C’est assurément un film patriotique mais pas forcément un film pro-américain. Ce n’est pas un film sur la Navy. Ni sur l’armée. Ni un film politique. Ça parle du cœur, des tripes, de l’âme et de l’honneur. » Tony Scott abonde en son sens : « Je ne crois pas que j’aurais réalisé ce film différemment s’il était situé en Angleterre, en Allemagne ou en France, explique-t-il à l’époque dans Starfix. Ce n’est pas tant un film sur les pilotes de combat américains. Ç’aurait pu être aussi bien un film sur des joueurs de football.
Le sujet serait resté le même. Il s’agit avant tout d’un conflit personnel, intérieur. C’est l’histoire d’un type qui a décidé d’être le meilleur dans la discipline qu’il exerce, et on trouve partout ce genre d’individu, que ce soit dans l’aviation, dans le sport, dans la musique, que sais-je encore ? » Des années plus tard, au moment de la sortie du film en DVD, il rigolera néanmoins de la publicité mensongère que véhiculait le film : « Plein de gens me haïssent parce qu’ils se sont engagés en pensant qu’ils allaient lever des filles et parcourir le monde. Ils ont tous fini sur un transporteur dégueulasse perdu dans l’Océan indien ! » Lui fait le chemin inverse et grimpe instantanément les échelons de l’industrie du rêve : « J’ai eu un téléphone aux toilettes à la Paramount ! Je me suis dit : “Ça, c’est le succès !” C’était ma consécration. Avant ça, j’avais juste un petit bureau paumé dans un coin du studio. Puis j’ai déménagé dans l’immeuble de Don et Jerry. Et ma vie a changé… »
Celui dont la vie change plus drastiquement encore, c’est Tom Cruise. Ça y est, il est au sommet. Dans les médias, on le confond presque avec le héros de Top Gun, le beau gosse conquérant aux mâchoires crispées, les yeux rivés vers son destin héroïque, « le type qui a décidé d’être le meilleur dans la discipline qu’il exerce » dont parle Tony Scott. Mais Cruise perçoit son interprétation dans le film de façon plus subtile que la plupart des commentateurs, comme il l’expliquera un jour assez génialement au détour d’une interview : « Les gens me disent : “Vous êtes juste une star dans Top Gun.” Mais j’ai toujours pensé que j’étais un acteur jouant un personnage qui se prend pour une star. » Une nuance subtile. Et sans doute l’une des clés pour comprendre son travail. Quoi qu’il en soit, il va prouver qu’il a de la suite dans les idées, en refusant le pont d’or (10 millions de dollars) que lui proposent Simpson et Bruckheimer pour Top Gun 2.
Il veut être considéré comme un acteur sérieux et préfère consacrer les années suivantes à donner la réplique à Paul Newman (La Couleur de l’argent), Dustin Hoffman (Rain Man), avant de travailler avec… Oliver Stone, comme s’il cherchait à « exorciser » Top Gun – Né un 4 juillet lui vaudra d’ailleurs sa première nomination aux Oscars. Simpson et Bruckheimer poursuivent leur collaboration avec Tony Scott sur Le Flic de Beverly Hills 2 : ils ont trouvé en lui un nouvel allié, un styliste capable de porter leurs concepts cinématographiques à un degré de séduction encore plus élevé que tout ce qu’ils avaient pu faire jusqu’alors.
Pendant le tournage de Top Gun, le conseiller Pete Pettigrew, en balade avec Jerry Bruckheimer sur une plage de San Diego, avait vu le regard du producteur s’attarder sur un groupe d’ados en train de prendre le soleil. « Oh, j’ai pigé, dit Pettigrew à Bruckheimer. Vous essayez de vous mettre dans la peau de ces jeunes pour deviner ce qu’ils ont envie de voir. » Bruckheimer avait eu l’air sincèrement surpris : « Non, non, vous ne comprenez pas… C’est dans l’autre sens que ça se passe. C’est Don et moi qui leur dictons ce qu’ils veulent voir. »
@Hugo Saroyan - Première Classics
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