David Lynch, Hommage au maitre de l’onirisme et du mystère
Un artiste décalé dans la jungle Hollywoodienne :
David Lynch passe son enfance à déménager de petites villes en petites villes, suivant les pérégrinations de son père, d’abord étudiant puis chercheur pour le Département de l’Agriculture. Passionné de forêts et de nature, Donald Lynch transmet cette passion à son fils, ainsi qu’un goût prononcé pour le bricolage et les projets farfelus en tout genre. Sa mère, elle, est une citadine. Les grands-parents maternels de David Lynch gèrent un immeuble à Brooklyn où enfant, il passe des vacances malheureuses, terrorisé par la grande ville et ses spécificités. C’est dans cette rupture totale entre le monde rural de son quotidien et l’angoisse qu’il ressent pour les grandes villes qu’il va puiser les thématiques qui vont émailler plus tard son cinéma.
Lynch est aussi un artiste aux multiples facettes. Il débute son parcours universitaire à l’Académie des Beaux-Arts de Pennsylvanie, où il se découvre une passion pour le cinéma et la photographie. Plus tard, il rejoint le prestigieux American Film Institut en Californie, afin de se former aux métiers du cinéma. Seulement, ce cursus ne lui plait pas, il se sent muselé dans sa créativité, si bien qu’il envisage rapidement de mettre un terme à ses études. Il y reste finalement, encouragé par l’idée que l’école produise son premier film.
Il se lance donc dans la production d’Eraserhead, un cauchemar surréaliste empreint de body horror, sur les angoisses liées à la paternité. Lynch met plus de cinq ans à développer ce projet, pour qu’il soit conforme à ses aspirations et à son imaginaire débridé. Le cinéaste ne veut faire aucune concession et doit donc se contenter d’un budget minimal, car, à part lui, personne n’y croit vraiment. Ses amis et sa famille sont même contraints de participer au tournage. Lynch peut également se servir des bâtiments de l’AFI comme décor pour donner vie à sa vision. Après cinq années difficiles, le tournage est finalement achevé. Eraserhead décontenance la majorité du public, mais parvient rapidement à gagner une aura de film culte, grâce aux séances de minuit, très prisées des jeunes gens et des cinéphiles américains. Ce premier film va également attirer l’attention des professionnels du métier tant la maitrise du jeune cinéaste est indéniable. Ainsi, Mel Brooks, pape de la comédie américaine, est convaincu par le visionnage Eraserhead de confier la réalisation de son premier film en tant que producteur au jeune David Lynch.
Ce film, bien loin de l’univers habituel de Mel Brooks, est le premier projet de deux jeunes scénaristes, Eric Bergren et Christopher De Vore. Il s’agit de la biographie de Joseph Merrick, un britannique né avec des difformités, qui fut exposé comme un « Homme éléphant » dans des foires avant d’être recueilli par un médecin du Royal London Hospital où il a passé le reste de sa vie. L’histoire de Merrick touche profondément David Lynch, qui accepte le poste. Il participe aux réécritures du scénario en compagnie de De Vore et Bergren, afin d’y ajouter sa patte. Elephant Man sort sur les écrans en 1980 et devient rapidement un succès immense. Il est nommé huit fois aux Oscars, mais ne décroche aucune statuette, créant un tel remous dans le microcosme hollywoodie qu’un Oscar du meilleur maquillage est créé dès l’année suivante en réaction à cette déroute injuste. Les grandes majors s’arrachent désormais le jeune réalisateur, qui garde néanmoins les pieds sur terre, bien décidé à proposer son univers sans se désavouer. Il refuse ainsi de réaliser Le retour du Jedi pour George Lucas, film qui aurait pu lui assurer la fortune et une notoriété précieuse.
Son prochain projet lui est offert par Dino de Laurentiis, célèbre producteur italien, qui lui promet en échange de financer un futur long métrage, plus personnel. David Lynch s’attelle donc à l’adaptation du Best-seller de science-fiction Dune. Plusieurs projets autour de ce livre ont déjà été annulés avant que Lynch ne s’y penche. Le roman est riche et complexe, difficilement adaptable dans un format idéal pour le grand public. Pourtant, une phrase de l’ouvrage fascine Lynch et nourrit son idée : « Le dormeur doit se réveiller ». C’est un sujet qui passionne le cinéaste, le rêve et son influence sur nos vies.
David Lynch décide de s’entourer une nouvelle fois de De Vore et Bergren afin de renouer avec le succès d’Elephant man. Ils sont épaulés de l’écrivain John Herbert, qui vient aider à l’adaptation de son propre roman. Seulement, cette fois, c’est la douche froide. Le scripte de convient pas du tout à de Laurentiis qui le juge bien trop long et nébuleux. Lynch et ses coscénaristes souhaitent couper le film en deux, mais la production refuse, jugeant l’opération bien trop couteuse. Un autre souci survient, Lynch souhaite absolument ajouter des éléments originaux, ce qui déplait à la fois à Herbert, mais aussi à De Vore et Bergren. David Lynch se remet donc seul au travail et livre un nouveau scénario qui est cette fois accepté.
Pour jouer le rôle principal, le très jeune Kyle MacLachlan est repéré après une représentation de la pièce Tartuffe à L’Empty Space Theater de Seattle. La rencontre entre Lynch et le jeune comédien est déterminante. Une amitié solide liera les deux hommes, mais Lynch vient également de trouver celui qui deviendra son acteur fétiche. Le tournage est complexe et harassant pour le réalisateur qui n’a pas l’habitude de ce type de production de grande ampleur. Mais le coup de grâce pour David Lynch viendra au montage où il n’a pas son mot à dire. Son film est amputé de toute la substance à laquelle il tenait particulièrement si bien qu’il le reniera après sa sortie. Pour les diffusions de Dune à la télévision, Lynch utilisera d’ailleurs le nom d’Alan Smithee, nom d’emprunt utilisé par tous les réalisateurs souhaitant ne pas apparaitre dans les crédits des films qu’ils ont tournés.
Cette expérience désastreuse va tout de même lui permettre de réaliser un projet plus personnel, Blue Velvet, Laurentiis tenant sa parole donnée. Cette fois, Lynch à tout le loisir de proposer son univers et ses thématiques personnelles. On y trouve donc son goût prononcé pour l’onirisme, la perversion, la violence, et le sexe, le tout enchevêtré dans une intrigue digne d’un film noir. Toutefois, Lynch ne va pas encore au bout de ses expérimentations, la narration est parfaitement intelligible pour le spectateur. Blue Velvet est également la seconde collaboration entre David Lynch et Kyle MacLachlan. C’est aussi à l’occasion de ce projet qu’il fera la rencontre de deux actrices qui auront une place particulière au sein de ses œuvres futures, Isabella Rosselini et Laura Dern. Le film ne rencontre pas un franc succès, mais il semble que le réalisateur ait trouvé un ton, une marque de fabrique qui lui permettent de s’épanouir.
Pour son projet suivant, Lynch s’associe à une toute récente entreprise de production indépendante, Propaganda Films. Entreprise reconnue dans le domaine du clip musical, la collaboration avec Lynch signe le démarrage d’une nouvelle stratégie pour la compagnie, qui choisit désormais de produire des films ambitieux de jeunes réalisateurs. Le nouveau projet de David Lynch, Sailor and Lula, est un mélange de film noir, entrecoupé de scènes musicales. Nicolas Cage et Laura Dern sont engagés pour interpréter les rôles-titres. On retrouve également Isabella Rosselini dans un rôle secondaire. Cette fois, c’est la consécration pour Lynch. Le film remporte la palme d’or au Festival de Cannes 1990. Il connait également un succès retentissant au box-office français, débutant ainsi un lien particulier entre la France et le réalisateur.
Au même moment, toujours grâce à Propaganda, David Lynch se lance dans la création d’une série devenue aujourd’hui un véritable phénomène de la Pop culture, Twin Peaks.
Par un savant mélange d’enquêtes policières, de phénomènes étranges et loufoques, la série va réussir à captiver une audience mondiale et influencer pour les années à venir une partie de la production audiovisuelle. Malgré tout, la fin de l’histoire garde un goût amer pour Lynch. Diffusée sur le réseau de ABC, appartenant à Disney, la série voit son audience s’effondrer à la suite de la révélation du mystère principale, l’identité de l’assassin de Laura Palmer. Pourtant, ce choix ne fut pas celui des deux créateurs de la série, David Lynch et Mark Frost qui souhaitaient initialement garder ce fil rouge durant trois saisons. Malheureusement, ABC imposa ce rebondissement qui finit par condamner la série.
L’indépendance et les expérimentations :
Frustré par ces expériences hollywoodiennes malheureuses, Lynch se tourne vers des financements européens pour la suite de sa carrière. Il y voit l’occasion de pouvoir gagner son indépendance, pour aller toujours plus loin dans ses expérimentations artistiques. En 1992, grâce à la société Ciby 2000, fondée par l’homme d’affaires français Francis Bouygues, il développe un projet de prequel pour la série Twin Peaks. Ce long métrage est centré sur les derniers jours de Laura Palmer avant son meurtre. Pour l’occasion, le metteur en scène va pouvoir montrer toute l’étendue de sa créativité. Désormais, Lynch ne développera plus de narration linéaire, et proposera des histoires déstabilisantes, faisant appel aux perceptions du spectateur, plus qu’à sa réflexion. Le film Twin Peaks, fire walk with me, déroute ainsi le public habituel de la série. Malgré l’échec de cette proposition, Lynch va continuer ses expérimentations narratives dans son film suivant, Lost Highway. Le cinéaste va mettre au point un récit en « ruban de moebius ». Non seulement le début et la fin de l’histoire se confondent, mais le cheminement non linéaire du personnage l’amène au même point sans que pour autant qu’il s’agisse d’un flashback.
En résulte une œuvre déroutante qui permet aux spectateurs de se fondre dans la psyché complexe du personnage principal. Fred Madison, interprété par Bill Pullman, a assassiné son épouse et son amant. Il est rongé par sa culpabilité et sa violence passionnelle, incarnée dans le film par « L’homme mystère ». L’intrigue se complique lorsqu’elle prend subitement une tournure différente. Lynch nous propose une version chimérique de ces évènements traumatiques. Fred est remplacé par un jeune mécanicien, Pete, qui va tout faire pour sauver une représentation fantasmée de la femme de Fred. Certains acteurs interprètent plusieurs personnages dans ces deux versions, ajoutant de la confusion à l’ensemble. En ressort néanmoins une sensation puissante d’énigme à décrypter, permettant à ce film singulier de conserver un plaisir toujours renouvelé à chaque visionnage.
Le style Lynchéen est définitivement établi et va servir d’inspiration pour toute une génération de jeunes scénaristes et cinéastes qui, sur un modèle similaire, vont proposer des intrigues tortueuses nimbées de mystères.
Pour son projet suivant, David Lynch, va prendre son public totalement à contre-pied. Loin de son esthétique et ses obsessions habituelles, le cinéaste va pour la première et unique fois de sa carrière réaliser un film qu’il n’a pas co-écrit. Une histoire vraie, comme son titre l’indique, adapte un fait divers ayant défrayé la chronique quelques années auparavant. En 1994, Alvin, un homme âgé habitant l’Iowa, a rejoint son frère malade dans le Wisconsin à l’aide d’une tondeuse JD 110 de 1966. À travers ce long métrage, Lynch renoue avec sa passion pour l’Amérique rurale. Le périple du vieil homme permet, au gré de ses rencontres, de brosser le portrait de gens simples, vivant une vie simple encombrée des tracas du quotidien. Le voyage symbolise surtout le cheminement intérieur du personnage, qui a organisé ce périple pour se réconcilier avec son frère avec qui il était fâché depuis une dizaine d’années.
Une histoire vraie est aussi la première collaboration de David Lynch avec le producteur français Alain Sarde. Leur seconde collaboration sera plus conforme au style habituel du cinéaste. Il s’agit également d’un de ses plus grands succès, qui, pourtant, a connu une genèse contrariée. Mulholland Drive a d’abord été imaginé par Lynch comme le pilote d’une série télévisée. L’épisode est commandé par ABC, la même chaine qui avait autrefois diffusé Twin Peaks. Malheureusement, cette fois la série est annulée avant même la diffusion, ce pilote n’ayant pas convaincu en haut lieu. Lynch cherche donc à sauver son projet via des diffuseurs français. Canal+ accepte d’aider le réalisateur à la condition que la série devienne un film de cinéma. Lynch accepte, et reprend le tournage afin de boucler les différentes intrigues esquissées dans le projet initial. De prime abord, le film est une nouvelle fois très déroutant. Certaines scènes semblent déconnectées de l’intrigue principale. Le mystère et l’onirisme sont au cœur du scripte.
L’histoire suit une jeune femme qui échappe de justesse à un assassinat, puis à un accident de voiture. Amnésique, elle est recueillie par Betty, une actrice en devenir, à peine débarquée de sa campagne pour conquérir Hollywood. Les deux jeunes femmes partent donc en quête afin de découvrir ce qui se cache derrière ces mystères. Parallèlement à cela, on suit le cheminement d’un réalisateur menacé par la mafia pour engager une jeune actrice dans son nouveau film. Les deux récits ne s’entrecroisent presque pas. La fin est aussi quelque peu déconcertante, une fois encore au dernier moment, Lynch substitue son histoire et ses personnages principaux les transportant dans une réalité différente.
Des indices subtils sont distillés durant tout le film afin de dénouer cette énigme. Plusieurs interprétations ont émergé par la suite, mais David Lynch a toujours refusé d’expliquer le sens de ses œuvres. La théorie la plus probable décrit la partie principale comme le rêve d’une jeune actrice ratée, torturée par l’assassinat de son amante, commanditée car elle était jalouse de sa carrière et ses infidélités. Mulholland Drive est un immense succès critique et public. Il est aussi considéré comme étant l’un des meilleurs films de tous les temps par les cinéphiles du monde entier.
David Lynch auréolé de ce succès va alors se lancer dans la conception d’une production encore plus audacieuse. Pour l’occasion il retrouve l’une de ses actrices fétiches, Laura Dern. Dans Inland Empire, Lynch utilise une caméra DV et renoue avec la débrouille de ses débuts, rapprochant ainsi ce projet expérimental de son tout premier film. Malheureusement, le pari se révèle perdant, le métrage déconcerte plus qu’il n’intrigue et subit un énorme échec au box-office mondial. Ce projet va également signer la fin de la carrière cinématographique de Lynch. Après cette déconvenue le réalisateur va se consacrer à sa passion pour la photographie, mais aussi aux vidéos expérimentales. Internet va devenir son nouvel Eldorado puisqu’il ouvrira une chaine YouTube pour partager directement ses différents projets aux fans du monde entier.
En 2015, pourtant, une rumeur enfle, une suite de Twin Peaks pourrait voir le jour 25 ans après la fin de la série originale. David Lynch confirme rapidement l’information et retrouve pour l’occasion la plupart de son casting original. Elle voit finalement le jour en 2017. Loin du ton de la première série, Twin Peaks : The Return se rapproche plutôt des projets expérimentaux et tortueux plus récents du réalisateur. La réception est plutôt bonne, mais la série ne connait pas de suite. Loin d’achever les intrigues laissées en suspens il y a 25 ans, elle enclenche de nouvelles pistes qui ne trouvent pas vraiment de résolution. Le réalisateur s’accroche à sa volonté de proposer des énigmes à ses spectateurs, des images sensorielles puissantes qui n’ont pas pour but d’être comprises directement, mais d’être ressentie.
Malheureusement, le réalisateur ne développera plus de nouveaux projets après cette série. La maladie l’empêchera de poursuivre une carrière florissante et intrigante. Son style inimitable, ses obsessions et ses angoisses ont enflammé l’imaginaire des spectateurs du monde entier. La volonté de David Lynch de toujours voir ses projets comme des énigmes à décrypter a fait des émules. On ne compte plus les œuvres ayant pour référence ses films ou ses séries. Il est à noter que le réalisateur a aussi proposé des bulletins météo désopilant sur sa chaine YouTube durant toute la période du COVID, preuve supplémentaire de sa grande autodérision. Les récents feux californiens nous ont donc sans doute arraché l’un des plus grands réalisateurs de tous les temps, sans conteste l’un de ceux ayant l’univers filmique le plus fascinant. Espérons que dans le futur, d’autres réalisateurs sauront s’inspirer de cet artiste jusqu’au-boutiste et intransigeant.
Raphaël BLEINES-FERRARI