Ryan Coogler, porte-étendard de la culture afro-américaine
Date de publication : 28.04.25
Le gamin d’Oakland :
Ryan Coogler est originaire d’Oakland en Californie, une ville modeste et populaire séparée de San Francisco par le Golden Gate Bridge. Il est très vite initié au cinéma par son père. Dès l’âge de quatre ans, ce dernier l’emmène voir Boyz in the Hood de John Singleton et Malcolm X de Spike Lee, deux films majeurs dans l’histoire du cinéma américain des années 90. Singleton et Lee sont d’ailleurs des figures tutélaires pour Ryan Coogler, qui ont influencées son envie de faire partie de ce milieu. Ces cinéastes noirs ont pavé la voie qui a permis à ce gamin d’Oakland de se dire qu’il était possible pour une personne de couleur de non seulement faire des films, mais surtout de connaitre le succès.
Malgré cette passion et cette attirance certaine pour le cinéma, c’est le sport, notamment le football américain, qui lui permet de décrocher une bourse d’étude. Il étudie d’abord l’économie à l’université d’État de Californie à Sacramento. Une fois son diplôme en poche, il entre à la prestigieuse école de cinéma de la Californie du Sud (USC). Là-bas, il se révèlera doué pour l’écriture et la réalisation. C’est à l’USC qu’il rencontrera nombre de ses futurs collaborateurs comme Ludwig Göransson qui signera l’ensemble des bandes-sons de ses futurs projets, son monteur Michael P. Shawvner et Rachel Morrison, qui dirigera la photographie de certains de ses films. Durant ses études à l’USC, il signera également de nombreux courts-métrages qui lui permettront d’être repéré par des producteurs. C'est alors qu'un évènement dramatique va perturber le jeune cinéaste.
Le jour du nouvel an 2009, à Oakland, à la station de métro Fruitvale, Oscar Grant est tué par un membre de la police ferroviaire alors qu’il était au sol et sans défense. De nombreuses vidéos du drame sont dévoilées sur Internet et dans les médias. Rapidement, Ryan Coogler décide d’écrire un film sur cette histoire. L’idée de Coogler est avant tout de montrer le drame humain derrière l’affaire, et présenter un portrait intime d’Oscar Grant au-delà de son meurtre odieux. Il en parle avec un de ses amis qui travaille aux côtés de John Burris, l’avocat de la famille Grant. Grâce à l’aide de Burris, il peut ainsi commencer ses recherches sur la vie d’Oscar via les récits de ses proches. En 2012, il propose son script au laboratoire des scénaristes du Sundance Institut où il est repéré par l’acteur Forrest Whitaker qui souhaite produire le film via son entreprise Significant Production.
Ryan Coogler décroche un budget total d’environ 900 000$. Il décide de confier le rôle d’Oscar, à l’acteur Michael B. Jordan, révélé par la première saison de la série The Wire où il interprétait le rôle d’un jeune adolescent dealer. Dans un souci d’authenticité, le film est tourné dans un format particulier, en pellicule super 16mm, et caméra arriflex 416, à l’épaule, lui donnant une image plus granuleuse, proche d’un documentaire. Il remporte le grand prix du Jury au festival de Sundance en 2013, ainsi que le prix du public. La même année, il est également sélectionné au Festival de Cannes dans la catégorie « Un certain regard » où il remporta le prix du meilleur premier film.
Le succès critique et public de Fruitvale Station lui ouvre les portes d’Hollywood. Son projet suivant, est également écrit durant ses études à l’USC, avec l’aide d’un de ses camarades, Aaron Covington. Tous deux avaient envie de proposer un spin-off de la franchise Rocky, centré sur un personnage noir, avec les mêmes recettes que les films précédents. Ryan Coogler a un rapport particulièrement intime avec la saga Rocky. Son père était un immense fan de Rocky 2, si bien qu’il lui offrait régulièrement des coffrets VHS, DVD et BluRay durant la fête des pères. C’est la raison pour laquelle il choisit d’écrire une histoire de transmission entre un jeune homme et la figure paternelle qu’est devenu Rocky.
Après la sortie de Fruitvale Station, son agent organise une rencontre avec Sylvester Stallone pour lui proposer ce projet autour de la franchise Rocky. L’acteur est conquis par la proposition moderne autour du personnage proposée par Covington et Coogler. Ils sont tous deux engagés pour écrire le scénario par la MGM, et lancer la production du film Creed avec un budget de 35 millions de dollars. Coogler choisit de centrer son histoire sur un personnage aux racines proches des siennes, délocalisant l’action à Los Angeles au lieu de Philadelphie. Comme dans le premier Rocky, le personnage principal est issu d’un milieu modeste et lutte littéralement pour s’en sortir. La boxe est sa seule échappatoire.
Adonis Creed, fils illégitime d’Apollo Creed, une des figures emblématiques des quatre premiers films de la saga Rocky, est interprété par Michael B. Jordan, qui confirme son statut d’acteur fétiche pour le metteur en scène. Cette fois, pour la photographie, Ryan Coogler travaille avec la chef opératrice Maryse Alberti, dont le travail naturaliste sur le film The Wrestler de Darren Aronofsky l’avait particulièrement marqué. Le dernier combat est ainsi réalisé comme s’il s’agissait d’une réelle captation télévisée par la chaine câblée HBO, coutumière de ce genre de retransmission. Plusieurs caméras filment en même temps la séquence comme c’est le cas lors des diffusions télévisées. Une nouvelle fois, la proposition de Coogler est une réussite, si bien qu’il est choisi par le studio Marvel pour devenir le réalisateur d’un projet délicat et particulièrement important dans sa symbolique, Black Panther.
Un cinéaste engagé, proche de ses racines :
Le cinéma de Ryan Coogler s’inscrit dans la lignée d’un genre populaire des années 1970, « La blacksploitation ». Il s’agissait alors de proposer des histoires inspirées de la culture afro-américaine, avec un casting essentiellement composé d’acteurs noirs. Cette « blacksploitation » n’était pas vu d’un très bon œil par le milieu du cinéma et la critique qui n’y voyait qu’une forme de films à petit budget et peu qualitatifs. La révolution qu’apporte aujourd’hui Ryan Coogler, c’est de proposer des films résolument issus de cette culture, en lui redonnant ainsi une place de choix au sein de la pop culture américaine, place qu’elle aurait toujours dû occuper.
Dans Black Panther, au-delà du film de super-héros classique, on retrouve une inspiration artistique et thématique clairement issue d’un imaginaire culturel typiquement afro-américain. Les costumes et la direction artistique recèlent des messages impactant distillés subtilement au grand public. Dans une des scènes d’action spectaculaires du film, les acteurs principaux Chadwick Boseman, Danai Gurira, et Lupita Nyong’o portent tous des vêtements aux couleurs du drapeau panafricain, symbole d’émancipation et de libération pour les afro-américains. Dans le même ordre d’idée, Ulysse Klaw l’un des méchants principaux du film, porte souvent des vêtements de couleur bleue symbolisant la colonisation. Ludwig Goransson utilise également des groupes et des chants traditionnels sénégalais pour composer la bande-son du film, qui est aussi portée par un EP du rappeur Kendrick Lamar.
L’idée motrice du film est la confrontation entre les traditions et l’innovation, qu’elles soient culturelles ou technologiques. L’antagoniste principal, Eric Kilmonger, veut libérer les noirs oppressés du monde entier en leur confiant les technologies avancées Wakandiennes afin d’enclencher une guerre raciale déséquilibrée. En contradiction, T’challa, le nouveau roi du Wakanda portant le costume de Black Panther, veut sortir de l’isolationnisme mortifère de son pays afin de faire évoluer la condition des personnes opprimées par la diplomatie.
Cette confrontation idéologique n’est pas sans rappeler les positions opposées mais complémentaires des deux grandes figures des luttes pour les droits civiques américaines, Martin Luther King Jr et Malcolm X. Le constat et la vision du monde des deux protagonistes sont les mêmes, ce sont les solutions choisies pour résoudre cette crise qui diffèrent, la violence d’un côté et la diplomatie de l’autre. Grâce à cette richesse thématique et une réalisation sans faille, le film est un immense succès. Une réussite inédite pour un film porté par des acteurs et un réalisateur noirs. À la sortie de Black Panther, Ryan Coogler devient l'un des jeunes cinéastes les plus en vue d’Hollywood, alors qu'il traverse traverse une période difficile dans sa vie personnelle.
Une suite de Black Panther est rapidement mise en chantier, mais sera marquée par une succession de drames. En effet, alors que le projet est en pleine production et que le scénario est déjà écrit, l’acteur Chadwick Boseman décède brutalement d’un cancer contre lequel il luttait depuis plusieurs années en secret. L’équipe est bouleversée par la perte de ce collègue et ami. Initialement, l’histoire devait tourner autour des thématiques de la paternité et du temps qui passe, mais avec le décès de l’acteur principal, le projet doit être entièrement repensé.
Le long-métrage connait également deux nouveaux arrêts dans sa production, d’abord à cause de l’épidémie de Covid-19, qui va mettre à mal l’ensemble des pays du globe, puis un peu plus tard lorsque l’actrice Letitia Wright subira un très grave accident en plein tournage d’une scène d’action. Ryan Coogler va donc puiser dans ses émotions ressenties durant toute cette période pour écrire un film sur le deuil. Les personnages doivent tous faire face à la perte de leur roi et l’on ressent dans Wakanda Forever tout le cheminement intime réalisé par l’équipe du film. Si au niveau personnel les personnages subissent cette perte de repère, il en va de même pour le pays fictif du Wakanda, qui est dans la tourmente depuis le décès de son roi et protecteur.
Nombreux pays occidentaux cherchent à s’emparer de leurs précieuses ressources, ce qui crée des dissensions internationales, entraînant une guerre avec une nation secrète sous-marine inspirée par les sociétés pré-colombiennes. Comme l’Afrique, l’Amérique du Sud a vu ses différents peuples subir de plein fouet la colonisation et l’esclavage. Cette histoire commune aurait dû forcément rapprocher ces peuples, mais, dans le film, les manipulations cyniques de pays riches et rapaces les poussent à l’affrontement. Le Wakanda, qui contrairement au royaume sous-marin n’a plus de protecteur, se trouve au bord de l’anéantissement.
Mais au bout du compte, la princesse Shuri, en parvenant à guérir de son deuil, renonce à sa colère et sa vengeance et défait Namor, le leader de ce royaume ennemi. Elle découvre même un fils caché de son frère, symbole d’espoir et de renouveau pour le Wakanda. Ryan Coogler signe donc une nouvelle fois une histoire subtile mêlant habilement questionnements intimes et messages politiques puissants, tout en restant divertissant et accessible au grand public. Durant toute la campagne promotionnelle du film, il portera d'ailleurs un pendentif avec une photo du regretté Chadwick Boseman.
Après ce tourbillon d’émotions engendré par Wakanda Forever, Ryan Coogler décide de se recentrer sur un projet plus personnel, loin des franchises et des grosses productions hollywoodiennes. L’idée lui est apparu alors qu’il tournait en Géorgie. Par hasard il s’est retrouvé devant un champ de coton avec son chauffeur, ce qui l’a profondément ému. Il se sert également de son histoire familiale pour dessiner les contours de son projet. Il éprouve une sorte de fascination pour les vrais jumeaux. Deux de ses tantes, sœurs de sa mère, sont jumelles et sont inséparables. Un tel lien lui a toujours apparu comme mystique et étrange. Il effectue également des recherches autour de la culture Yoruba, peuple d’Afrique de l’Ouest présent au Nigeria, au Bénin, au Ghana, au Togo, au Burkina Faso et en Côte d’Ivoire. Dans la religion des Yorubas, il existe des deitées jumelles, les « ibeji », associés à la fertilité, la chance, et la croissance. Les jumeaux « Ibeji » sont priés par certains guérisseurs afin d’obtenir des soins. Ils ont le pouvoir de protéger et de guider les familles dans les moments difficiles. Ils sont également vus comme des modèles de courage, de compassion et de résilience, et leur histoire inspire ceux qui font face à des défis.
Au-delà de cet intérêt pour les jumeaux, le réalisateur souhaite écrire un film musical en hommage à son oncle, James Emerson qui vivait dans le Mississipi jusqu’à ses vingt ans, avant de partir s’installer à Oakland en Californie. Lorsqu’il était enfant, Ryan Coogler passait des après-midis entiers à écouter du blues avec son oncle. Ce dernier est tombé malade en 2015 alors que Ryan Coogler préparait le film Creed. Désormais, lorsque Ryan Coogler écoute du blues, il a l’impression que son oncle est avec lui. Il a la sensation que la musique, par le biais de la mémoire, a le pouvoir de nous connecter au passé et à nos proches décédés. Il raconte également la tristesse ressentie par sa famille et sa communauté à la mort de Tupac Shakur quand bien même ils ne connaissaient pas personnellement le rappeur. Coogler se sent particulièrement affecté par tous ces rappeurs talentueux, qui écrivent et chantent à propos de leurs démons, du milieu auquel ils tentent d’échapper, ont du succès, et finissent par mourir rattrapés par leur passé. L’art, et la musique en particulier, ont le pouvoir de lier les Hommes entre eux.
Il étudie également de nombreux ouvrages autour de la création du Blues, notamment ceux d’Amiri Baraka, Blues People, et Deep Blues de Robert Palmer. Il découvre ainsi l’origine du Delta Blues dans la ferme Dokery dans le Mississipi, ainsi que les légendes autours de musiciens de blues qui disent avoir vendu leur âme au diable pour pouvoir jouer (Robert Johnson, Sun House). Pour la plupart d’entre eux, leurs pères étaient pasteurs, et ils étaient eux-mêmes très religieux. Toutes ces recherches historiques et culturelles lui permettent d’écrire le scénario de Sinners. On retrouve des jumeaux au passé sombre, interprétés une nouvelle fois par Michael B. Jordan, revenus dans leur Mississipi natal pour fonder un club de Blues. Malheureusement, leur projet est voué à l’échec, puisqu’un groupe de vampires attiré par la magie générée par la musique du club va venir semer le chaos.
Dans une séquence absolument époustouflante du film, le cinéaste va convoquer toute l’histoire de la musique noire, de ses origines africaines, jusqu’au rap et à l’électro, transcendant l’espace et le temps. Au-delà du simple film horrifique, Sinners se veut également un pamphlet contre l’appropriation culturelle et le racisme dans la musique, les vampires blancs cherchant à modeler les personnages principaux, noirs pour la plupart, à leur image. La musique sert aussi cette idée durant de nombreuses scènes puisque les vampires, en contradiction avec le blues joué par les héros, vont eux chanter de la country ou de la musique Irlandaise. Comme à son habitude, Ryan Coogler utilise une recette devenue sa marque de fabrique, un film populaire à grand spectacle, enrichi par une culture et une histoire aux influences typiquement afro-américaines.
Ryan Coogler est donc définitivement une figure qui compte dans le cinéma américain contemporain. S’inscrivant dans la tradition de cinéastes noirs ayant pavé la voie dans les années 80/90, comme Spike Lee et John Singleton, il parvient à dépasser ses idoles en proposant des films qui deviennent un à un de véritables phénomènes de société. L’idée motrice de tous les projets de Ryan Coogler est de mettre en lumière des éléments méconnus de la culture afro-américaine, comme dans Sinners où il démontre que le delta blues est la musique fondatrice et essentielle de tous les genres musicaux américains. Loin de se cantonner à la réalisation, son influence s’étend désormais plus largement à Hollywood, puisqu’il produit d’autres artistes ayant la même sensibilité que lui. Le succès de Sinners démontre qu’il faudra encore compter longtemps sur ce cinéaste engagé et passionnant.
Raphaël BLEINES-FERRARI