Errance et combats

La collaboration de Caroline Poggi et Jonathan Vinel débute avec le court-métrage Tant qu'il nous reste des fusils à pompe, récompensé de l’Ours d’Or à la Berlinale en 2014. Depuis, ils ont réalisé plusieurs films ensemble, dont leur premier long-métrage Jessica Forever en 2019. Leur cinéma explore les trajectoires de personnages qui ne trouvent pas leur place dans le chaos du monde. Certains errent en quête de sens, à l’instar du bébé dans Bébé Colère tandis que d’autres, comme Jessica, l’héroïne de Jessica Forever, se battent pour un monde meilleur. Dans leur dernier long-métrage Eat the Night, les cinéastes mettent en parallèle une histoire d’amour tragique et l’effondrement d’un monde virtuel. On suit trois personnages profondément seuls qui s’efforcent, chacun à leur manière, de survivre.

Eat the Night raconte l’histoire d’Apolline et de son frère Pablo, alors que le jeu vidéo en ligne qui les accompagne depuis leur enfance est sur le point de se terminer. C’est aussi l’histoire d’une rencontre entre Pablo et Night, d’un amour qui va émerger des ténèbres. Porté par trois acteurs brillants (Lila Gueneau, Théo Cholbi et Erwan Kepoa Falé), le film dépeint une réalité sombre et violente où l’on entrevoit pourtant l’espoir. Comme dans la plupart des travaux de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, les personnages d’Eat the Night tentent d’aménager des espaces pour se réfugier et apaiser leur solitude.

Darknoon : refuge et fantaisie désenchantée

Inventif et déroutant, le cinéma de Caroline Poggi et Jonathan Vinel se nourrit de références multiples issues notamment de l’art contemporain ou du jeu vidéo. Depuis le début de leur collaboration, leur démarche artistique traduit une volonté d’expérimentation, d’artisanat et d’hybridation. Eat the Night poursuit cet équilibre, mais relève aussi le défi d’ancrer son histoire dans une réalité déchirante. Le long-métrage nous donne à voir, avec empathie et lucidité, les destins de trois personnages dont les solitudes se croisent et se rejoignent sans jamais se confondre. Ce qui participe à la beauté du film, c’est aussi la façon dont il s’approprie les codes de la culture vidéoludique pour raconter ces trajectoires intimes. 

Pour aborder le passage de l’enfance à l’âge adulte, mais aussi la détresse face à un monde en déclin, Caroline Poggi et Jonathan Vinel s’appuient sur les émotions bien réelles ressenties lorsque l’on termine un jeu vidéo. Pour Apolline dans le film, la fermeture du serveur de Darknoon signifie la perte d’un refuge où elle se sentait mieux que dans sa propre vie. Le travail réalisé par les artistes Sara Dibiza et Lucien Krampf pour créer un jeu vidéo de toutes pièces (inspiré de l’univers de la Dark Fantasy et notamment du jeu Skyrim) spécialement pour le film, est impressionnant. Eat the Night nous donne à voir de magnifiques séquences de jeu en plein écran et, au fur et à mesure du récit, l’univers de Darknoon enveloppe de plus en plus le réel, avec beaucoup de poésie. 

Avec Eat the Night, Caroline Poggi et Jonathan Vinel nous transportent une fois de plus dans un monde assombri par la violence et la perte de sens, où persistent des résistances individuelles qui donnent envie de croire qu’il existe une échappatoire. 

Marie Serale | @marie_serale