On ne vit qu'une fois
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En 68, Sean Connery vient de faire ses adieux à la reine et il est remplacé au pied levé par l’homme caoutchouc George Lazenby. Comment est né le dernier Bond 60s ? Pourquoi le film le plus mal-aimé de la série est-il devenu le préféré des bondophiles ? Réponses ici, maintenant, après un petit retour en arrière.
Par Pierre Lunn
« Je ne suis pas James Bond ».
« Je. Ne. Suis. Pas. James. Bond. »
L’avion semble trembler. Le ciel est d’un bleu azuréen sur la route qui va de Londres aux Bahamas. Aucune perturbation à l’horizon. Pourtant, les journalistes sélectionnés pour ce voyage privé avec Sean Connery organisé dans le cadre de la promotion de Opération Tonnerre, peuvent le jurer : la phrase a fait l’effet d’un choc.
Nous sommes en 65, mais les gens informés savent depuis un petit moment que Sean Connery commence à en avoir marre. Marre du rôle. Marre de Bond. L’acteur rêve d’autres choses et en tout cas il aimerait avoir plus de liberté. « Sean nous en a voulu très tôt, confiera des années plus tard Albert Broccoli, le producteur historique des James Bond. A l’époque de Goldfinger il a senti que Bond pouvait aussi être une prison et il a en même temps compris qu’il était indispensable à la série. Il en a tout de suite joué. » Pourtant, là, dans cet avion, il vient de siffler la fin de la récré.
Et c’est sans doute un journal qui a mis le feu aux poudres… En janvier 65, la nouvelle couverture de Life apparaît sur tous les kiosques. Sean Connery est en une. Non… pas Sean Connery, James Bond. En voyant cette couverture, l’Ecossais comprend de manière presque viscérale qu’il est en train de perdre son identité. D’ailleurs, dans ce fameux avion qui les emmène à Miami, les journalistes triés sur le volet ne lui posent que des questions sur 007. Aucun intérêt pour La Colline des homme perdus ce formidable film noir existentialiste de Sidney Lumet qui vient de sortir et dont l’histoire du tournage pourrait tenir dans deux volumes de Première Classics. Aucune curiosité pour ses autres projets, plus personnels. Ce que les « newsmen » veulent savoir c’est « Est-ce que je suis comme 007 ? Est-ce qu’ils doivent m’appeler Mr Connery ou Mr Bond ? Ce genre de conneries-là. Quand je suis bien disposé, ça peut m’amuser, mais quand ce n’est pas le cas, je sais être très clair » reconnaitra-t-il plus tard. Alors dans cet avion, il l’est, clair. Et ça secoue. Dans les airs, et jusqu’à Londres. Quand les bureaux de Eon, la société de production des films Bond, ont vent de la sortie de l’acteur, les fondations tremblent.
BANG,BANG, KISS, KISS? BYE-BYE!
Les affiches sont claires. « Sean Connery is James Bond ». Sean Connery est devenue une star grâce à ce rôle. Il a implanté dans l’inconscient collectif le look de cet agent secret et a transformé l’espion dur à cuir sorti de l’imagination de Ian Fleming en icône générationnelle. Avec sa démarche lascive, sa violence féline, sa nonchalance létale, Sean Connery n’impose pas une présence dans un rôle, il crée un nouveau canon esthétique, une nouvelle forme d’élégance et de style tout en restant samouraï de l’empire anglais.
La mode et la pub vont s’en emparer (en habiles lessiveuses et recycleuses de produits culturels), et dans les swinging sixties dont il est l’emblème le plus fier, il devient un fantasme mondial. « Bang, Bang, Kiss, Kiss » Voilà comment Fleming résumait sa création en précisant : « au fond 007 est tout juste digne de l'imagination d'un adolescent – exactement ce que je possède ». Et c’est précisément ce qui a parlé à la jeunesse, emportée par la vague de la British invasion. Précisément aussi ce qui au mitan des sixties commence à user Connery. L’acteur veut un rôle à sa mesure. Ses proches lui disent qu’il est un grand tragédien, qu’il saurait jouer autre chose que l’espion tueur. Mais pour l’instant, ses activités de « commandeur » ne lui en laissent pas le temps. Un peu plus tard, toujours en 65, sur le tournage de Fine Madness en plein New-York, il lance un deuxième coup de semonce et précise aux journalistes présents sur le set : « je n'ai aucun problème avec les films Bond. Aucun, tant qu'ils me laissent un peu de temps pour faire des choses entre chaque épisode. Malheureusement, ça ne marche pas vraiment comme ça. Sur le tournage de Ben Hur qui a duré six mois, Charlton Heston avait eu quelques jours de pause pour souffler. Moi ? Rien. » L’acteur pense sérieusement avoir atteint l’âge pivot. Au point de menacer de ne pas rempiler. « Maintenant continue-t-il, ils veulent m'envoyer en Suisse pour tourner Au Service Secret de sa majesté. Juste après ce film. C'est ce qu'ils pensent faire, mais ça m'étonnerait que ça se passe comme ça... »
La suisse ? Les experts en bonderies savent que, après Opération tonnerre Bond s’est envolé pour le Japon – dans On ne vit que deux fois. Mais l’histoire est compliquée : le scénariste attitré de Bond, Richard Maibaum, travaille depuis un an sur une première version du scénario de Au service secret de sa majesté (appelons le par son petit nom : OHMSS) adaptée du roman de Fleming. D’ailleurs, en septembre 1964, sur les premières copies de Goldfinger un carton promettait que « 007 reviendrait dans Au Service secret de sa majesté »... Avec cette nouvelle adaptation, l’idée de Maibaum est de faire un film plus dur, plus sérieux, plus sombre. Dans le roman éponyme de Fleming, il est beaucoup question du versant intime de Bond : 007 se marie et perd dans la minute sa jeune épouse. La creative team de la saga (le réalisateur Terence Young, le monteur Peter Hunt et Maibaum donc) sent depuis Goldfinger (et Opération Tonnerre le confirmera) que la franchise commence à partir dans des directions trop fun, trop décontractées. Les gadgets prennent de plus en plus de place, l’action aussi. Le think tank veut revenir aux racines du personnage. Hardboiled mais aussi plus émouvantes.
Les menaces de l’Ecossais vont malheureusement obliger la production à changer son fusil d’épaule. Et elles provoquent d'abord la fureur de Broccoli. « Cubby » supporte mal qu'on remette en cause son autorité et qu'on utilise la presse pour régler ses comptes. Mais la star pourrait-elle vraiment quitter le navire ? Que serait Bond Sans Connery ? Une coquille vide ? Peut-être, mais Cubby retourne aussi la question : que serait Sean Connery sans James Bond ? Sûr de lui, le producteur pousse une gueulante et explique à l’acteur sa façon de penser. Il a pourtant trop besoin de lui. Alors pour l’apaiser il lui offre deux choses : de jolis zéros au chèque qu’il lui signe pour la suite et une modification contractuelle qui n’a rien d’anodin. Après Opération Tonnerre, Connery doit normalement deux films Bond au studio. OHMSS et On ne vit que deux fois. Cubby accepte de lui laisser le temps de réfléchir après le tournage du prochain. Qui, comme l’avait prédit Connery, ne se fera finalement pas en suisse, mais au Japon…
PRISON DOREE
Opération Tonnerre sort à l’été 65 et c'est un triomphe. Le film est une superproduction folle, tournée en cinémascope, dominée par une surenchère technologique, visuelle et sadique, parsemée de morceaux d'anthologie. Pour la première et dernière fois Sean Connery est totalement James Bond. Il est tellement à l'aise dans le rôle qu'il insiste pour jouer lui-même dans la fameuse séquence du « gun barrel » (jusque là, il était remplacé par son cascadeur Bob Simmons). La sortie provoque une hystérie mondiale. Et la pression augmente d’autant. Les caprices de la star, les interrogations de la creative team font que Maibaum propose de ne pas enchaîner avec OHMSS mais avec l'adaptation de On ne vit que deux fois qui est aussi dans ses cartons depuis quelques mois. Plusieurs raisons ont présidé à cette idée du scénariste et des producteurs. D'abord, On ne vit que deux fois se déroule au Japon, et c'est un bon moyen pour le studio de capitaliser sur l'incroyable popularité de Connery au pays du soleil levant. Là-bas, Sean est un demi-dieu ; sa classe, son élégance ont mis l’archipel à ses pieds et les producteurs veulent capitaliser sur ce nouvel engouement. Mais si Eon et Maibaum préfèrent enchaîner avec On ne vit que deux fois, c’est pour une autre raison plus précise : « On a senti que les spectateurs préféraient voir un James Bond qui perd la boule plutôt que de le voir se marier... expliqua Maibaum à l’époque. Ian Fleming a toujours été la star de la saga, aucun doute là-dessus. Mais on a apporté à ses histoires quelque chose qui leur manquait : de l'humour. Le problème c'est que nous n'avions pas encore acquis le droit d'être sérieux. Et laisser Bond se marier nous obligeait à être TRES sérieux. On savait aussi que s'il se mariait, 007 était mort. Transgresser les règles qu'on avait nous même établies, c’était intimidant. On avait l’impression de se retrouver devant le Mont Rushmore. Et pourtant… on voulait développer un peu plus le personnage ; on voulait avoir le droit d'inventer une Madame Bond... Mais nous n'en étions pas encore là. Il fallait un événement extérieur pour nous permettre d’oser, de faire table rase de tout ce qu’on avait établi »
En tout juste quatre films la saga était donc prisonnière de son succès, prisonnière de sa star, prisonnière de l’époque. Une remise à zéro était pourtant en préparation. Elle allait intervenir vite. Plus vite que prévu.
Le tournage de On ne vit que deux fois est une catastrophe. Sean Connery n’en peut plus, et les tensions se multiplient entre la star et Broccoli au point d’atteindre le point de non retour au Japon – Connery s'enferme dans sa caravane dès que Cubby pointe le bout de son nez sur le plateau. Pour ne rien arranger un stalker poursuit l’acteur pendant le tournage. Trop c’est trop : l’escapade nipponne est le Bond de trop. En pleine production Sean Connery annonce donc sa retraite officielle. Une fois de plus, personne n’y croit vraiment et Cubby pense qu’en lui offrant un gros chèque, il peut rattraper son acteur. Mais lors de la Royal Premiere en juin 67, devant des dizaines de journalistes, Sean Connery répond à une question de la Reine et confirme qu’il raccroche le PPK. « On ne vit qu’une seule fois. Et je ne veux pas vivre ma vie entière en tant que James Bond ».
Rideau.
Il va falloir rebooter James Bond d’urgence. Et trouver un autre acteur !
SANS RIRE
Pour redonner du sang neuf à la série, Richard Maibaum sait donc qu’il a l’arme absolue : le fameux script de OHMSS. Il s’agit de la dixième aventure écrite par Fleming. L’histoire est relativement simple : dans le livre, Bond est à la poursuite de Blofeld. Il croise une jeune comtesse suicidaire, Tracy di Vincenzo, dont le père va lui permettre de retrouver la trace de son ennemi juré tout en lui demandant de veiller sur sa fille. Déguisé en professeur d’héraldique, il confronte Blofeld, est capturé en suisse, tombe amoureux de Tracy, l’épouse et la voit mourir sous ses yeux, assassinée par les hommes de mains de Blofeld.
Comme on l’a dit, Maibaum connaît le potentiel explosif du roman. Il sait que cette aventure, si elle est fidèlement adaptée, présente une nouvelle facette de son personnage. Plus complexe et surtout plus dangereuse. Mais aussi plus excitante. Il s’agit pour lui « du meilleur livre de Fleming ». Très motivé Maibaum couche sur le papier une première version du script en quelques jours et ce premier scénario suit de près le roman. Peu de gadgets, des femmes que Bond ne touche (quasiment) pas, et une fin tragique qui colle à celle du livre. Les 49 pages écrites en 64 restent l’un des projets dont il est le plus fier. « D’habitude confiera-t-il à un journaliste en 1969, d’habitude, ces scénarios sont très difficiles à écrire. Il y a une combinaison très particulière d’action, de sexe et de décors bariolés qu’il faut imbriquer avec les thèmes fétiches de Fleming – le méchant bigger than life et les scènes de torture très pulp… C’est toujours rempli de mécaniques très codifiées et il est compliqué de s’en échapper. Mais là, pour la première fois, Au Service secret de sa majesté proposait une véritable histoire. Passionnante, riche. C’était génial de s’y attaquer. Il y avait un début, un milieu et une fin. Surtout alors que d’habitude Bond couche avec 5 ou 6 filles, ici il n’a qu’une seule relation sérieuse. Et cette histoire d’amour est magnifique. Fleming a su capter la profondeur du personnage et Tracy est une création littéraire d’une grande richesse. Et puis bien sûr, il y a la fin tragique. C’est ce que j’ai appelé le plus tragique des « happy end ». Parce que ça ne pouvait pas marcher. Fleming savait qu’il ne pouvait pas permettre à son héros de partir dans le soleil couchant avec sa femme bien-aimée. Il ne pouvait pas parce que cela aurait signifié la fin de son agent secret. Fleming n’a pas conçu Bond pour qu’il soit un bon mari et un père aimant. A ce moment là il cesserait d’être Bond. En voyant cette fin, les spectateurs seront très émus, mais ils sècheront vite leurs larmes. Ils seront accablés par la mort de Tracy, mais ils repartiront en sachant qu’ils retrouveront Mr Bond comme il a toujours été : la plus grande figure d’identification de notre époque qui a tant besoin de fantasme d’évasion »
En 64, il était trop tôt. Il rangea donc ce script et ne le ressortit qu’en 67, quand il apprit que Sean Connery ne remettrait pas le smoking. Maibaum sait que cette histoire peut lui servir à tout remettre à plat. OHMSS est potentiellement le film qui doit lui permettre de reprendre en main la saga Bond et de coller à l’époque. Finies les caricatures, finis les clichés. Tout le monde sait qu’une parodie s’apprête à sortir (Casino Royale) et c’est le moment où jamais de prendre les spectateurs par surprise. Ils ont d’ailleurs un atout maître : la disparition de Sean Connery. Pour la première fois depuis Bon baisers de Russie, le personnage sera de nouveau plus fort que la star. Il retravaille donc le script de 64 et apporte une modification essentielle (finalement écarté du film) qui prend en compte le changement d’acteur. Sachant que l’écossais ne revient pas, le scénariste décide d’inclure dans son intrigue la présentation du nouveau comédien. Dès les premières minutes du film, Bond est capturé par SPECTRE, et se fait écrasé par son Aston Martin. Le plan suivant, on voit 007 se remettre d’une opération chirurgicale et… avoir une nouvelle tête. Maibaum rajoute même une ligne de dialogue qui, elle, restera dans le métrage final et fera beaucoup pour la promo (« Ca n’était jamais arrivé à Sean Connery » qui deviendra « ca ne serait pas arrivé à l’autre type »). Enfin, le scénariste insiste pour que dans le Gun Barrel, le visage de Bond soit mangé par l’ombre…
Bref, en 67, la révolution est en marche. Le nouveau script prend forme, la saga Bond n’est plus vouée à être mangée par sa démesure et on s’oriente vers un film plus noir et plus romantique. Reste la question qui agite tout le monde. Qui va bien pouvoir traverser l’écran avant de tirer face au spectateur ?
BOND... NEW BOND
Le casting auquel s’attaquent les producteurs est sans doute la tâche la plus folle qu’ils aient dû affronter depuis le début de la saga. Les locaux de Eon sont blindés de monde, jour et nuit. C’est une affaire nationale. A l’époque, un membre de la prod plaisante (à moitié) en assurant que trouver Scarlett O'Hara avait sans doute été plus facile. L'équipe va voir défiler des centaines de candidats venus du monde entier. Des anonymes comme des stars. Adam West, l'acteur qui jouait Batman dans la série télé, affirme que Cubby Broccoli lui aurait proposé le rôle (aucune preuve ne subsiste dans les fichiers de Saltzman ou de la United Artist). On a un moment évoqué le nom d’Oliver Reed. Un sondage paru dans le magazine Showtime présentait l’acteur comme le meilleur remplaçant de Connery. Mais la réputation d’alcoolique et de fêtard du comédien effraie tellement les producteurs qu’ils n’osent même pas l’approcher. Un autre candidat supposé serait le jeune... Timothy Dalton. L'acteur qui jouera 007 en 1987 (dans Tuer n’est pas jouer) assurera des années plus tard, que la première fois qu'on lui a proposé le rôle c'était à la fin des années 60... Une chose est sure : il ne fait pas partie des cinq candidats qui forment la shortlist circulant début 68.
Etonnamment, on y trouve des comédiens relativement peu connus du grand public : le hollandais Hans de Vries, un comédien de la Hammer John Richardson, une vedette de la télé britannique Anthony Rogers et Robert Campbell sorti, lui, de nulle part. Mais c’est un autre « beau gosse » qui va finir la course en tête. George Lazenby. 28 ans, mannequin modèle pour des publicités (il sort d’une campagne pour les barres chocolatées Big Fry) cet ancien vendeur de voiture présente bien et s’avère très malin. Lorsqu’il entend parler du casting, il décide de jouer son va-tout et sort la carte frime. Il s’achète la Rolex submariner du commandeur, un costume de Saville Row – coupé par le tailleur de Sean Connery (Anthony Sinclair) - et se paie même une nouvelle coupe de cheveux chez le barbier de Broccoli et Connery. Depuis cinquante ans, voilà comment on raconte la légende de ce casting « Lazenby se rend dans les bureaux de Eon de Park Lane. Mais, sans rendez-vous, on l’empêche de rencontrer Dyson Lovell le directeur de casting. Profitant d’un moment d’inattention de la réceptionniste, Lazenby se précipite dans l’escalier et pénètre le bureau de Lovell. ‘J’ai entendu dire que vous cherchiez James Bond’. Lovell impressionné par l’aplomb de Lazenby appelle Saltzman sur le champ et lui indique qu’il aimerait lui présenter un nouveau candidat. On l’amène au bureau du producteur qui ferme la porte pour rester seul avec l’inconnu. Saltzman s’assoit dans son fauteuil, les pieds sur son bureau et demande à Lazenby de faire pareil. Ce dernier refuse et se dirige lentement vers la fenêtre, arborant cet air de défiance qui deviendra sa marque de fabrique. » Ce n’est pas à ce moment là qu’il obtient le rôle, mais tout est déjà en place : la provoc, l’arrogance, le refus des convenances… Il y a sans doute un peu de Bond en Lazenby. L’ennui, c’est que le jeune homme a menti sur son expérience d’acteur. Il raconte à qui veut l’entendre qu’il a suivi des cours d’art dramatique, ce qui est totalement faux. Peter Hunt, monteur historique de la série qui va passer réalisateur sur ce film, s’en rend compte rapidement, mais il aime l’énergie de Laz’ et sa présence animale. Il lui propose alors de faire des essais pour achever de convaincre Saltzman et Broccoli. Hunt, qui aime la physicalité qu’il entrevoit chez le mannequin lui propose d’enregistrer une scène d’action. On le met donc face à un lutteur russe, Yuri Borionko, et on lui demande de se battre avec ce cascadeur. Borionko finit avec le nez cassé et tout le monde est conquis par l’agilité et la puissance de Lazenby (« on part avec lui » aurait dit Salztsman en voyant le test). L’australien a tout de même une dernière formalité à remplir. Pour s’assurer du sex appeal des candidats, Saltzman les faisait tous passer devant les secrétaires des bureaux d’Eon. Ce sera un sans faute : « elles sont toutes tombées de leurs chaises ».
MRS BOND?
Saltzman et Broccoli ont donc un script. Ils ont quasiment leur James Bond (le contrat sera signé un peu plus tard). Il ne leur manque plus que la Bond Girl, Tracy. En aout 67, le duo s’était rendu dans le sud de la France pour proposer le rôle à Bardot. Avant même de pouvoir aborder le sujet, l’actrice leur annonce qu’elle va tourner avec Sean Connery dans Shalako (à la fin de l’été le Daily Mail annoncera même le tournage du film en écrivant « Quand Bond rencontre Bardot »). Impossible donc. Les deux producteurs se tournent alors vers Deneuve. Cette dernière qui vient de quitter le tournage de Danger : Diabolik ne veut pas resigner pour un film d’aventure international. Nouveau refus. Peter Hunt propose alors le nom de Diana Rigg ce que Saltzman et Broccoli acceptent immédiatement. L’actrice de Chapeaux Melon et bottes de cuir est une vedette outre-manche et elle a ce qu’il faut de charme et d’intelligence pour se mesurer à Bond. Le cast s’élargira avec Telly Savalas, compagnon de poker de Cubby Broccoly, qui accepte de jouer Blofeld et des différentes Anges de la mort. Au printemps de l’année 68 tout est bouclé. Il ne reste qu’un détail : « le couronnement de James II ». C’est ainsi que la presse va surnommer la conférence de presse de Lazenby et le lancement officiel de OHMSS. Elle a lieu le lundi 7 octobre au Dorchester. Les producteurs savaient que les tabloïds essaieraient de pousser Lazenby dans ses retranchements et Saltzman tenta de préparer l’acteur. « Fais attention, ils vont essayer de te piéger, ils vont te demander quel genre d’hommes tu es… » prévint Saltzman. Ce à quoi l’acteur répondit par un « penche toi je vais te montrer quel genre de mec je suis » qui terrifia le producteur. Mais la conférence de presse fut un succès. Extraits : « Je ne sais pas pourquoi ils m’ont choisi. Mais si je dois m’avancer, je pense que c’est sans doute parce qu’ils cherchent quelqu’un qui n’a pas d’idées préconçues. Quelqu’un qui va travailler avec eux ». « Ca n’aura échappé à personne. Je ne suis pas Laurence Olivier. Mais l’expérience de Sean Connery quand il est devenu 007 était très limitée aussi. Je me contente de faire ce qu’il a fait : m’en remettre à l’équipe qui a fait de Bond l’une des plus importante figure cinématographique. » Et enfin : « Quoiqu’il arrive – que je sois James Bond pour toujours ou que je rate ce film, même si je vais TOUT faire pour réussir – je suis conscient de la chance que j’ai. Et croyez-moi, je suis prêt ! »
Docilité, humilité, prévoyance. Lazenby vient de passer l’épreuve du feu haut la main. Mais les points cardinaux qu’il professe lors de cette conf’ de presse allaient précisément être ceux qui allaient lui manquer, une fois le tournage commencé.
BAD BOND
Peter Hunt avait été bluffé par la prouesse physique de la nouvelle star face au cascadeur Borienko. C’est ce qui l’avait séduit et l’avait poussé à prendre parti pour lui au moment du casting. Il l’avait trouvé volontaire, engagé. Très vite pourtant, le réalisateur comprit que cette prouesse physique était le revers de sa profonde ignorance du métier d’acteur. Comme il le révéla des années plus tard, Lazenby ne savait pas se battre, et il avait juste mis une bonne vieille droite à son assaillant totalement par hasard. Ce qui fut la grande force de Lazenby au moment de son casting - son ignorance, son inexpérience - fut au cours du tournage son point faible… « Ca paraît quand même très difficile, en fait impossible, de passer de l’anonymat total au fait de jouer le personnage le plus célèbre du moment sans problème » analysait Barbara Broccoli pour le magazine Empire. De fait, une fois en smoking, Lazenby fut submergé par la pression et c’est en devenant odieux qu’il tenta de la gérer. « Il devenait arrogant et il se sentait très supérieur pendant le tournage, expliquait Jenny Hanley une des Anges de la mort au même magazine. Il l’admet volontiers lui-même aujourd’hui. Il rentrait dans les restaurants et sortait le grand jeu. ‘Mais enfin, vous ne savez pas qui je suis ?’ L’ennui c’est que personne ne le savait encore ». Pourtant, l’équipe fit tout ce qu’elle pouvait pour le mettre à l’aise. Peter Hunt insista tout au long du tournage pour laisser à Lazenby le maximum de liberté dans son interprétation. Celui-ci bénéficiait des mêmes égards que Sean Connery au moment de Dr No. Malgré cela, la production qui s’étala de Octobre 68 à mai 69 ne fut pas une partie de plaisir. Pas un cauchemar non plus, mais assez loin des errances paradisiaques auxquelles s’attendaient les acteurs et l’équipe. L’attitude de Lazenby devint de plus en plus distante. L’équipe fit d’abord tout pour l’aider dans sa tâche hymalayenne. Pendant une bonne partie du film, Bond se fait passer pour Hilary Bray, un généalogiste en kilt, mais l’acteur se révéla incapable de prendre l’accent écossais et dut être doublé par George Baker. Le réalisateur lui proposait de nombreuses répétitions qu’il allait se mettre à progressivement refuser… Son absence de professionnalisme, son amateurisme et sa nonchalance (il préférait sortir dans les bars avec sa nouvelle conquête – Barbara Streisand – plutôt que de se préparer pour ses scènes) va irriter l’équipe jusqu’à ce que Hunt refuse de lui adresser la parole pendant une partie du tournage en Suisse. En retour, Lazenby dira se sentir exclu de la famille Bond… Le pire ? En juin 69, alors qu’on lui demande de participer à des reshoots, il répond à Saltzman : « Harry, suppose que je ne vienne pas les faire ? » ce à quoi le producteur rétorqua immédiatement : « Essaie un peu. Je finirai le film sans toi. Si tu crois que je suis coincé parce que j’ai besoin de toi pendant quelques minutes, tu te trompes lourdement. Je prends une doublure. Plus aucun problème. » Lazenby expliqua s’être mal fait comprendre et se serait évidemment pointé à l’heure sur le plateau… « Si tu te faisais écraser par un camion, ça ne me rendrait pas heureux, mais ça ne me mettrait pas sur la paille ! » rajouta le producteur.
Le mal était fait…
En fait, et il le confessera au moment de la sortie du film, Lazenby n’y croyait pas. Très rapidement, l’acteur va penser que Bond est déjà mort, et que 007 ne lui survivra pas – ou alors pour un seul épisode supplémentaire. En pleine période hippie, à l’orée des 70’s, Bond est un dinosaure. Dans un article du Sunday Mirror qui paraîtra au moment de la sortie du film, il expliquait : « Les gens qui font les films se sont enfermés dans leur tour d’ivoire. Et ils font tout en dépit du bon sens. Ils produisent des films qu’ils pensent que le public veut voir. Mais ils ne connaissent pas le public. Les jeunes de moins de 30 ans représentent 80% des spectateurs. Et ce public veut autre chose. Et il a un bon moyen de l’obtenir : en restant chez soi plutôt que d’aller au cinéma ». Il sera encore plus clair à quelques jours de la première : « Bond est une brute. Il est déjà loin derrière moi. Je ne le jouerai plus jamais. Peace man – c’est le message désormais ! »
Conséquence de ces tensions : plus la sortie du film approche plus son attitude devient ingérable. Et en novembre, la coupe est pleine : il annonce qu’il ne fera pas le prochain James Bond. Comme les producteurs ne le paient pas pour faire la promo du film, l’acteur se répand alors dans la presse et multiplie les contre-vérités. John Glen se souvient horrifié que le jour de la première (à laquelle Lazenby avait d’abord dit qu’il ne se rendrait pas), l’acteur se présenta « comme s’il avait dormi sur un pas de porte ». Barbu, épais, il ressemblait à un clochard céleste. « On voulait que je vienne en tant que James Bond. Mais je ne suis James Bond que dans le film. Je n’ai pas rasé ma barbe ? Et alors ? Ce soir, je suis George Lazenby ! »
En fait, « il n’était pas prêt pour le succès » résumera des années plus tard le producteur Michael Wilson.
TRANSITION IMPOSSIBLE
Et ça tombe bien : le film sort le 18 décembre 69 à l’Odéon Leicester Square de Londres et c’est un semi-échec. Les spectateurs sont décontenancés. L’ambition ou plutôt l’équation de OHMSS était sans doute insoluble. Il fallait à la fois assurer la continuité de la saga tout en la faisant repartir sur des bases nouvelles. Faire un James Bond avec un nouveau 007. Ce ne sera pas la dernière fois (il y aura Vivre et Laisser mourir, Permis de tuer, GoldenEye et Casino Royale), mais c’était la première. Lazenby devait arriver comme le Messie et remettre les compteurs à zéro. S’installer entre le passé du souvenir et le futur de grandes choses. Se refaire une virginité sans effacer l’historique. Mission impossible ? En tous les cas, dès l’apparition de la nouvelle silhouette dans le « gun barrel » de Maurice Binder, OHMSS affiche une attitude très ambiguë par rapport à l’héritage. D’un côté, le film pave la voie à un renouvellement complet de la série et pas seulement parce qu’il y a un nouvel acteur. Les guitares du générique ont été remplacées par un moog et la chanson par un instrumental signé John Barry. L’action est plus dure, l’humour a été partiellement mis au rencard, le méchant n’est plus un salopard d’opérette… Surtout il n’y a pas de gadgets ou très peu : Bond dans cette aventure semble ne pouvoir compter que sur sa mètis. Dans la scène prégénérique, comme s’il s’agissait d’une affirmation, on voit Q expérimenter des outils de traçage radioactifs. M regarde ça atterré et secoue la tête – son mépris pour les gadgets semblent condamner les errements de la franchise tout en anticipant avec 25 ans d’avance le scepticisme de Brosnan face à Q. Adieu aussi Ken Adam qui avait imaginé les décors futuristes de On ne vit que deux fois. Ici, c’est Syd Cain (qui avait designé Bons baisers de Russie) qui s’occupe du look du film et qui fait la part belle aux extérieurs.
Tout cela c’est pour la rupture. Mais d’un autre côté le générique compile des séquences de l’époque de Sean Connery comme pour rappeler qui est vraiment Bond. Dans une scène située un peu plus tard, alors qu’il se trouve dans son bureau (une première) Lazenby/007 sort de son tiroir quelques souvenirs de missions passées – le couteau de Honey Ryder ou son assistance respiratoire de Opération Tonnerre. Tous ces memorabilia n’auraient évidemment jamais pu être gardés mais agissent comme une madeleine pour le spectateur. D’ailleurs pour ceux qui n’auraient pas compris, en sortant de son bureau, Bond croise un agent d’entretien qui siffle le thème de Goldfinger. Au fond, ce côté méta, cette explosion du quatrième mur (avec le point culminant du : « ca ne serait jamais arrivé à l’autre gars » prononcé à la fin du prégénérique) a dû faire sortir les spectateurs 60’s du drame. Mais elle va bien avec la génération que nous sommes de geeks assoiffées de références cryptées et de clins d’œil postmodernes. Mais ils empêchent aussi de libérer le genre «Bond» du poids de ses figures imposées.
GENIE MECONNU
Mais c’est aussi ce qui rend le film passionnant. Comme l’a bien relevé Frédéric-Albert Levy dans son ouvrage très fin sur 007 (James Bond, l’espion qu’on aimait), cette dialectique donne un côté tragique au personnage qui paraît, éternellement coincé entre son héritage et son existence propre. Comme Ernest Renan, le 007 de Lazenby pourrait s’écrier « Je suis double ». Constamment tiraillé entre le passé dont il ne parvient pas à s’affranchir complètement et l’avenir qui lui reste à écrire, le film (et le personnage) semble toujours flirter avec la schizophrénie. Comment choisir entre la fidélité à la Reine et celle qu’il doit à sa femme ; doit-il choisir entre son pays ou sa famille ? Et comme le dit le critique, la question que pose le film est simple : « Peut-on au fond échapper à son destin ? »
Pour les bondiens purs et durs, OHMSS représente en tout cas un tournant. D’abord comme on l’a dit, la saga revenait enfin à Fleming. Deux ans plus tôt, On ne vit que deux fois était justement le premier film de la saga à prendre de sacrés distances avec un ouvrage de Fleming. Avec OHMSS, Maibaum a réussi son pari. Plutôt que vers l’extérieur (les décors, les gadgets, les jolies filles), le Bond de Lazenby regarde vers l’intérieur, interroge sérieusement l’humanité du personnage, et son bagage émotionnel. Il fouille ses placards, le met à poil et, à défaut de lui écraser les testicules (ce que Martin Campbell fera littéralement dans Casino Royal), l’oblige à chialer… Un chef-d’œuvre ? Aujourd’hui pas loin. Même si pour certains, le problème principal reste Lazenby. Avoir confié à un acteur novice ce Bond émouvant et sincère serait la faute originelle. Mais John Glen est plus réservé. « C’est vrai. C’était un bout de bois. Il n’avait aucune expérience d’acteur et aucune discipline. Mais le vrai problème de l’australien c’est qu’il avait eu le malheur de succéder à l’écossais. Lazenby ne joue pas aussi mal qu’on a bien voulu le dire. Il a l’air un peu déconcerté, surpris. Autant par ce qui lui arrive, que du fait d’être là. Et cette fragilité est bien celle du 007 qu’on lui demandait d’incarner. Faites l’essai : vous avez déjà imaginé Sean Connery pleurer sur la tombe de sa femme ? Ou simplement expliquer que « l’autre n’aurait pas fait mieux ? »
Vic Armstrong résume ça encore mieux. Cascadeur et doublure de Lazenby à l’époque il est persuadé que « le public avait besoin d’un agneau sacrificiel. Avec n’importe qui d’autre dans le costume ça aurait été pareil : on l’aurait haï de la même manière. Avec le recul, quand on regarde le film aujourd’hui, on se rend compte que George a fait du super boulot. »
Et il n’y a pas que lui : depuis le thème – le sublime We Have all the times in the world jusqu’aux Girls, en passant par la nuit américaine sur la plage au début, les set design époustouflants de Syd Cain, le kilt en majesté, John Barry à son plus mélodique, Diana Rigg en bottines blanches… C’est le Bond le plus romantique, le plus stylé et le plus déchirant. Déchirant parce que trop réel aussi… Comme le rappelle Frédéric-Albert Lévy dans son livre : « le Bond interprété par Lazenby raconte au fond l’histoire de Sean Connery. Tout comme Bond démissionne du MI6, Connery a démissionné de la série. Mais lui aussi, après deux semaines de vacances (en fait deux ans), est revenu au bercail pour tourner Les Diamants sont éternels. Et il nous plait de penser que, juste retour des choses, dans ce plan des Diamants où, vu de dos, il s’entoure lui-même de ses propres bras, plane l’ombre d’une épouse qui n’est plus ». Mais Lazenby raconte également sa propre histoire : l’histoire d’un pauvre acteur qui claque la porte avant la fin du tournage en annonçant qu’il ne ferait pas le film suivant. Ce type suicidaire qui fait la promo du film avec une barbe de hippie ; ce loser qui aura passé sa vie à regretter sa décision et à tenter de revenir dans le costume, qui rejoue 007 sans le dire dans un épisode des Agents très spéciaux et tente de rappeler qu’il n’y avait pas que Sean Connery ou Roger Moore dans la vie.
Sean Connery avait raison : on ne vit qu’une seule fois. Mais lui aura le droit à une deuxième chance.
Pour aller plus loin
Frédéric-Albert Levy : James Bond, l’espion qu’on aimait
Charles Helfenstein : The Making of On Her Majesty Secret Service
Hoyt Barner : The Book of Bond James Bond
Empire : numéro spécial consacré à Skyfall
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