Paul Thomas Anderson, l’illusion de l’American Dream

Ghoulardi Film Company/Warner Bros, ©Wilson Webb

Date de publication : 17.10.25

Unanimement considéré comme le meilleur réalisateur de sa génération, Paul Thomas Anderson revient sur nos écrans fin septembre avec sa fresque politique « Une bataille après l’autre ». Ce long métrage tranche avec le style et les ambitions habituelles du metteur en scène qui s’essaye pour l’occasion aux scènes d’actions, faisant ainsi exploser son budget, lui qui a pour habitude de proposer des films intimistes et auteurisants. Voilà donc l’occasion pour nous de revenir sur la riche carrière de ce réalisateur virtuose.

Tuer le père :

Heather Graham et Paul Thomas Anderson sur le tournage de Boogie Nights, ©New line

Né et élevé en Californie dans la vallée de San Fernando, Paul Thomas Anderson est très jeune plongé dans le petit monde du show-business. Son père, Earnie Anderson est une personnalité de télévision. Dans les années 1960, il présente des films d’horreur sur une chaine locale de Cleveland affiliée à CBS, dans la peau du personnage de « Ghoulardi », un beatnik complètement déjanté, ce qui tranchait avec la présentation de ce type de programme, habituellement assurés par des présentateurs « monstrueux ». Earnie déménage dans les années 1970 en Californie où il devient la voix officielle de la chaine ABC, jusqu’au milieu des années 1990.

A Sept ans, Paul Thomas Anderson a la certitude qu’il se destine à une carrière dans le cinéma. Il écrit dans un cahier : « Je veux être scénariste, réalisateur, producteur, je sais tout faire, s’il vous plait engagez-moi ! ». Son père, Earnie, le soutient dans ses projets cinématographiques. Il lui achète des caméras Super 8 et Beta max, avec lesquelles le jeune Paul Thomas tourne de petits films avec ses frères et sœurs. Plus tard, Earnie lui paye l’inscription à la prestigieuse université de NYU en cinéma. Il racontera cette expérience durant une masterclass, en expliquant avoir quitté l’université, deux jours seulement après y être entré. Durant un cours consacré à l’écriture de scénario, son professeur a annoncé que Terminator 2 n’était pas un film digne d’être étudié, et que ceux qui souhaitaient écrire ce genre de film pouvaient quitter sa classe. Paul Thomas Anderson obtient également un C+ à un examen et décide que ce monde, trop étroit d’esprit, n’est pas pour lui. Il se désinscrit et utilise l’argent pour rentrer en Californie et monter des projets de courts métrages.

Il se fait engager comme assistant pour des jeux télévisés, tout en poursuivant sur son temps libre sa carrière dans le cinéma. C’est finalement en 1993, qu’il est repéré par la profession. Son court métrage Cigarettes and Coffee est projeté au festival du film indépendant de Sundance. Cette mise en lumière lui permet de monter son premier projet de long métrage Sidney, à l’âge précoce de 26 ans.

L’expérience de Paul Thomas Anderson sur ce film est désastreuse. Le tournage se déroule sans encombre sur 28 jours, mais il connait de très fortes tensions avec la production. D’abord il déteste le titre voulu par les producteurs Hard Eight, car il trouve que cela sonne comme un film pornographique. Il n’a pas non plus le dernier mot concernant le montage final et déteste la version de la production. Il finit par subtiliser les rushs, monte le film de son côté et le soumet au festival de Cannes en 1996. Il est alors sélectionné dans la prestigieuse catégorie « Un certain regard ». Après cette reconnaissance inattendue de la profession, la production cède et diffuse le film sous la forme souhaitée par Paul Thomas Anderson, en conservant tout de même le titre Hard Eight (Double Mise en français). Tout n’est pas à jeter dans cette première expérience, puisqu’elle lui permet aussi d’engager l’acteur Philip Seymour Hoffman pour une scène à une table de Craps. Il improvise une bonne partie de ses répliques et devient son acteur fétiche jouant dans la plupart de ses films jusqu’à sa mort prématurée en 2014. Après cette douloureuse expérience, PTA monte sa propre maison de production et se lance en indépendant afin d’avoir un plus grand contrôle créatif sur ses films. Il nomme sa société « Ghoulardi Film Company » en hommage au personnage télévisuel iconique de son père.

C’est avec son projet suivant, Boogie Nights, qu’il déploie son style et sa vision de cinéaste. Adapté de son premier court métrage, réalisé en 1988, Dirk Digler, ce long métrage propose une véritable plongée dans le monde du porno californien. Parsemé de références diverses aux films de Martin Scorsese et Robert Altman, Boogie Nights s’affirme comme une production ultra référentielle. On peut y voir une sorte de miroir déformé de Raging bull. Le porno remplace ici la boxe, mais la montée en tension et les enjeux des personnages principaux sont sensiblement les mêmes. Il s’inspire également du film Nashville de Robert Altman en écrivant Boogie Nights.

Paul Thomas Anderson démontre la virtuosité de sa réalisation notamment durant la scène introductive en plan séquence dans une boite de nuit, où il propose de longs mouvements de caméra qui présentent, tour à tour, l’ensemble des personnages. On retrouve aussi deux obsessions qui vont poursuivre le réalisateur pour le reste de sa carrière. La première, majeure, est une vive critique du « rêve américain » qui voudrait que chacun puisse se faire sa place au soleil, en empochant fortune et gloire. Paul Thomas Anderson se montre toujours très acide vis-à-vis de ce modèle de pensée typiquement américain, en présentant des personnages à la morale douteuse, prêts à tout pour atteindre le succès, mais qui finissent toujours irrémédiablement étrillés par la réalité d’une société qui ne fait de cadeaux à personne.

Comme dans son premier film, on retrouve aussi une relation forte entre deux personnages masculins. Une figure paternelle (ici Jack Horner interprété par Burt Reynolds), prend sous son aile un petit jeune en devenir (Dirk Diggler sous les traits de Mark Whalberg). Le film devient finalement un affrontement entre ces deux générations pour reprendre le pouvoir, une quête d’émancipation que l’on retrouve dans son film suivant Magnolia.

En 1997, peu de temps avant la sortie de Boogie Nights sur les écrans américains, Earnie Anderson, le père de Paul Thomas, soutient indéfectible à la carrière de son fils et figure tutélaire, décède d’un cancer des poumons. Les rapports entre les deux hommes étaient loin d’être idylliques, et la mort prématurée de son père se révèle être un immense bouleversement pour le jeune réalisateur. Lui vient alors l’idée d’un scénario qui sera une forme d’hommage, et surtout une façon pour lui d’exorciser cette relation si complexe afin de dire un dernier au revoir à son père.

Une fois encore il s’inspire du style du cinéaste Robert Altman afin de proposer un film choral au casting pléthorique. PTA présente une galerie de personnages tous très différents des uns des autres dont les histoires vont finir par se croiser. Grâce à un récit intime, tout en émotion, il expose l’étrangeté inhérente à la vie humaine. Le réalisateur donne également à Tom Cruise l’un des rôles les plus cruciaux de sa carrière. Il a eu la chance de le rencontrer sur le plateau d’Eyes Wide Shut de Stanley Kubrick. Kubrick appréciait particulièrement les premiers films de Paul Thomas Anderson et a recommandé le jeune réalisateur à sa super star. Tom Cruise accepte même pour l’occasion, une baisse de salaire substantielle pour faire partie de la distribution. À travers ce personnage de macho abandonné par son géniteur, le réalisateur transmet une bonne partie des sentiments qui l’ont traversé au moment de la disparition de son propre père. D’ailleurs, tout au long du film, il n’aura de cesse de dresser des portraits de pères tous plus défaillants les uns que les autres. Ce maelstrom de plus de trois heures, époustouflant d’émotions et de sensibilité, convint le public et la critique mondiale. Le film remporte l’ours d’or au festival du film de Berlin en 2000 et assoit Paul Thomas Anderson comme le réalisateur majeur de la jeune génération.

Paul Thomas Anderson et Daniel Day Lewis sur le tournage de There will be blood, ©Melinda Sue Gordon (Paramount Vantage, Miramax Films)

Mélancolie en Californie :

Après ce succès retentissant, Paul Thomas Anderson surprend le petit monde du cinéma en signant une comédie romantique, Punch Drunk Love, avec dans le rôle-titre Adam Sandler, superstar de l’humour, peu habitué aux rôles dans le cinéma d’auteur. Le film oscille continuellement entre des scènes calmes, des décors vides, des grands espaces, et des endroits étroits où le bruit, la violence et le chaos s’entrechoquent pour symboliser la dualité de son personnage principal, un solitaire timide en souffrance capable de grands moments de violence lorsqu’il perd le contrôle de lui-même. Comme l’indique le titre du film, le réalisateur présente un personnage dont la petite vie rangée et étriquée va être bouleversée par un amour soudain et assommant comme un coup de poing. La Californie sert de décor principal que le cinéaste n’aura de cesse de sublimer. Il livre une fable sensible dans la droite ligne de Magnolia.

Pour son film suivant, il va chercher à aller plus loin, il sort des sentiers battus en livrant une fresque épique, qui a pour thème central ce rêve américain qu’il cherche tant à déconstruire. There Will be blood suit le parcourt mortifère du magnat du pétrole Daniel Plainview, prêt à toutes les bassesses pour obtenir le pouvoir et la fortune. Pour l’occasion, il ose une séquence introductive de 15 minutes sans aucun dialogue ni parole. Le spectateur est invité à suivre la quête obsédante du personnage principal dans sa recherche d’un gisement de pétrole qui fera sa richesse. Ces 15 premières minutes sont cruciales dans la caractérisation du personnage principal. L’homme est prêt à tout pour réussir, il ne ménage pas ses efforts, et sait se mettre en danger. La suite du film nous montrera qu’il est également prêt à faire entorse à sa moralité. Une fois que le personnage commence à parler on se rend compte à quel point il peut être habile et manipulateur pour servir son ambition. La bande originale est composée par Johnny Greenwood, guitariste de Radiohead, qui livre une partition déroutante et puissante, révélant toute la noirceur de Plainview. Greenwood signera par la suite toutes les musiques des films suivants de Paul Thomas Anderson. C’est également sa toute première collaboration avec Daniel Day Lewis, acteur majeur connu pour l’investissement extrême dont il fait preuve dans tous ses films.

Ce travail d’acteur si particulier s’accorde à merveille avec la méthode de Paul Thomas Anderson qui aime conserver une part de mystère dans ses scénarios afin de laisser une place à l’interprétation de ses acteurs. Il utilise d’ailleurs, énormément l’improvisation sur son plateau.

Pour son projet suivant, The Master, il livre un film à charge sur une figure de gourou s’inspirant de L. Ron Hubbard, fondateur de la scientologie, particulièrement implantée en Californie et surtout à Hollywood. La secte étant son influence auprès de personnes sensibles, et fragiles. Le film suit la confrontation et la manipulation entre un gourou tout puissant et paranoïaque interprété par Philip Seymour Hoffman et son disciple alcoolique joué par Joaquin Phoenix. Il s’agit là de l’ultime collaboration entre Paul Thomas Anderson et Philipp Seymour Hoffman, son acteur fétiche, qui l’avait jusque-là accompagné dans la majorité de ses films.

Pour Inherant Vice, il retrouve une seconde fois Joaquin Phoenix dans un long métrage mêlant le film noir et le stoner, genre purement anglo-saxon faisant la part belle à la surconsommation de drogue afin de créer des passages de comédie liés à l’état du personnage sous influence. Il s’agit d’une adaptation libre d’un livre du romancier américain Thomas Pynchon qui servira une nouvelle fois de source d’inspiration plus tard pour Une bataille après l’autre. Dans Inherant Vice, PTA propose encore un portrait magnifique de la Californie, comme si cet état américain devenait un personnage à part entière. La mélancolie et l’absurdité du personnage de Joaquin Phoenix se trouve diluées au milieu de ces grands espaces californiens, perdu au milieu du vide, étranger d’une intrigue qu’il peine à comprendre.

Pour son projet suivant, il poursuit sa collaboration avec Daniel Day Lewis, en écrivant avec lui le scénario de Phantom thread. Les deux hommes cherchent à livrer le portrait d’un créateur de mode intransigeant, obsédé par la perfection de son art. Ils se documentent en comandant énormément de livres sur la couture via Amazon. Ils composent ainsi un portrait déformé de leurs propres obsessions et intransigeances d’artistes obsessionnels. Le film va tant marquer Daniel Day Lewis qu’il annoncera sa retraite dès la fin du tournage.

Paul Thomas Anderson, après ce travail éprouvant va retrouver sa Californie natale afin d’y tourner un projet mélancolique issu de ses souvenirs d’enfance. Licorice Pizza, va suivre le parcourt chaotique d’Alana Kane, vingtenaire paumée, et Gary Valentine, adolescent, acteur star, bien décidé à faire fortune dans l’entrepreneuriat. Le film est une carte postale figée dans les années 1970, un état des lieux d’une époque où l’on pensait que tout était possible. Avec le recul, Paul Thomas Anderson est autant nostalgique de cette insouciance, que critique vis-à-vis de tout ce qu’elle a fini par engendrer. L’histoire d’amour des personnages principaux est sublimée par une virtuosité de mouvements de caméra suivant leurs courses éperdues l’un vers l’autre.

Quatre ans plus tard, il revient donc sur nos écrans avec, Une bataille après l’autre, un projet passion, qu’il a tenté de produire pendant plus de 20 ans. Il adapte certains éléments de l’intrigue du roman Vinland de Thomas Pynchon. Contrairement au livre de Pynchon, qui se déroule dans les années 1960 et 1980, il signe une fresque politique résolument contemporaine sur l’Amérique Trumpiste, en ne ménageant pas ses coups envers les hommes qui utilisent le pouvoir de l’appareil d’État à des fins personnelles. Paul Thomas Anderson ne manque pas non plus d’analyser une société polarisée entre deux socles diamétralement opposés. On retrouve ainsi pour l’occasion un affrontement idéologique entre deux personnages, comme dans ses films précédents. Pourtant, cette fois, le combat se conclut sur une note d’espoir vis-à-vis de la jeune génération, qui est encouragée clairement à poursuivre la lutte pour une société plus juste. La scène de course poursuite finale est la première idée qui lui est venue à l’esprit, des années auparavant, et est le point culminant d’un film où Paul Thomas Anderson démontre une nouvelle fois toute l’étendue de son talent de réalisateur.

Pour ce projet, il explique s’être inspiré des Misérables avec Charles Laughton notamment pour le rythme du film découpé en deux actes bien distincts, d’Unforgiven, Duel in the sun, French connection, et Vanishing Point, afin d’insuffler un esprit de Western moderne et urbain. On retrouve enfin, des éléments de scénario similaires au film A bout de course, de Sydney Lumet, dans lequel un couple ayant participé à un mouvement de résistance est pourchassé des années après, bouleversant la vie de leurs enfants.

Avec ce film somme de presque trois heures, il assoit définitivement sa place au sommet de la hiérarchie des réalisateurs hollywoodiens.  

Le réalisateur Paul Thomas Anderson & l'acteur Leonardo Dicaprio lors du tournage du film "Une bataille après l'autre", ©Maya Borreil - Warner Bros

Précoce, Paul Thomas Anderson a très jeune réalisé des films exceptionnels, gagné des prix prestigieux et a su s’établir comme l’un des réalisateurs majeurs de sa génération.Cinéaste ultra référentiel, il aime proposer des films chorals dans le style de Robert Altman.Fidèle, il est toujours accompagné d’un casting habituel, Michael C. Really, Phillip Seymour Hoffman, Joaquin Phoenix, Daniel Day Lewis, dont il modifie habilement les personnages afin de perdre son spectateur. Il compose des longs-métrages où se confrontent deux personnages luttant pour le pouvoir. Cette lutte perpétuelle et vaine permet à Paul Thomas Anderson de critiquer un « rêve américain » qui n’a toujours été qu’une illusion inatteignable et malsaine. Tout au long de sa carrière, il a appris à épurer sa mise en scène, dans l’optique de ne pas desservir son propos avec des effets de caméras trop voyants. Il n’a eu de cesse de garder une équipe technique réduite afin d’être le plus flexible possible sur le tournage, et conserver un souffle résolument auteurisant. Le réalisateur, attaché à sa Californie natale, a su sublimer les paysages majestueux de son enfance. Avec Une bataille après l’autre, en sortant de sa zone de confort, il prend une option très sérieuse pour remporter les prix les plus prestigieux du cinéma américain de l’année.

 

Raphaël BLEINES-FERRARI

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