Bouge ton corps !

L’étymologie du mot « cinéma » nous apprend que ce terme, créé par Léon Bouly en 1892, se compose de « kinema », soit « mouvement » en grec ancien, et « graphe », « écriture ». Le mouvement étant donc à la base même du septième art, il était fatal que le grand écran soit investi par une autre forme d’expression artistique : la danse. 

Si elle s’invite dès les films des origines, sa présence s’accroît avec l’arrivée du son et la naissance de la comédie musicale. Un genre malheureusement tombé en désuétude, avec l’arrivée du Nouvelle Hollywood et le déclin des grands studios. 

Mais la comédie musicale connaît une résurgence éclatante avec La La Land, film très méta sur la beauté et les dangers de la passion, porté par le cinéaste Damien Chazelle, qui emporte à ses côtés une chorégraphe de génie, Mandy Moore.

Danse vers les stars

Moore grandit à plus de 1 500 kilomètres d’Hollywood, dans le Colorado. Après des études de danse, elle s’impose dès le milieu des années 2000 à la télévision américaine,  et notamment grâce à l’émission Dancing With the Stars. Plusieurs fois récompensée d’un Emmy Award, elle fait une percée remarquée sur le grand écran avec la danse aussi déglinguée qu’émouvante du couple de Happiness Therapy, interprété par Jennifer Lawrence et Bradley Cooper en 2013. 

Mais c’est bien avec La La Land, et en particulier avec l’époustouflante scène d’ouverture du film, qu’elle signe un coup d’éclat qui la propulse au sommet des plus grandes chorégraphes d’Hollywood.

Le plan

Cette scène d’une ampleur peu commune nécessite une préparation d’une minutie extrême. Moore devra gérer une trentaine de danseurs, dans un décor naturel peu adapté à une danse de groupe : une bretelle aérienne d’autoroute, remplie de véhicules et qui penche fortement. 

Après avoir noté toutes les directives de Chazelle, elle définit les grandes lignes de la scène sur un tableau recouvert de post-it, représentant les véhicules. En attribuant une lettre à chaque voiture et un chiffre à chaque danseur, elle imagine les déplacements des personnages, tout en travaillant avec les costumiers et les décorateurs, pour s’assurer que les couleurs de tous ces éléments soient aussi variées que possible. 

Après avoir obtenu l’approbation de Chazelle, Moore affine son travail avec de petites voitures placées sur une miniature de l’autoroute, à l’échelle, mise à sa disposition par le département artistique. Enfin, la chorégraphie est définitivement fixée sur le parking de son studio, autour de sa propre voiture, avec une petite dizaine de danseurs. La préparation de la séquence est fondamentale, puisque la bretelle d’autoroute ne peut être bloquée que pour les trois jours de tournage. 

Mandy Moore va donc arriver sur le plateau sans jamais avoir eu le luxe de faire un filage avec les 30 danseurs, les 100 figurants et les 60 voitures nécessaires à la scène !

Contamination

Le plan séquence de l’ouverture se décompose en trois prises, reliées par des raccords invisibles, assurés lors de panoramiques très rapides. La première portion du plan est filmée à l’aide d’une grue, placée sur la remorque d’un camion circulant sur une voie annexe au décor. Les opérateurs caméras, le directeur de la photographie, le réalisateur et Mandy Moore sont également sur la remorque, cette dernière hurlant ses directives dans un mégaphone. 

Les déplacements de la danseuse qui ouvre la scène sont parmi les plus difficiles à mettre en place, puisqu’ils doivent assurer une transition aussi souple que possible entre une posture naturelle et les premiers mouvements de danse. C’est Damien Chazelle qui suggère que ce passage s’effectue par le biais d’un étirement, comme si la danseuse saluait le soleil. 

Sur cette première portion de la séquence, Moore s’est aussi assurée que la danse contamine l’espace progressivement : les danseurs sont initialement au centre du cadre, puis apparaissent sur le côté gauche, pour finir par envahir toute l’image.

Le mélange des genres

L’un des objectifs de la séquence est aussi de surprendre le spectateur en jouant sur les contrastes, mais aussi en distillant constamment des surprises. 

Sur le premier point, Moore conçoit deux styles de chorégraphie selon l’emplacement des danseurs. Ceux qui restent au sol ont des mouvements rapides, quasi frénétiques. Ceux situés sur les hauteurs, principalement les toits des voitures renforcés pour l’occasion, se déplacent de façon plus souple et plus ample. 

Parallèlement, Moore mélange quantité d’écoles de danse dans la scène : c’est le cas en particulier du cercle que forment les danseurs face au groupe caché dans un camion. Moore sollicite à cette occasion les talents d’une spécialiste du flamenco et d’un krumper. Et pour que tout ce beau monde puisse se synchroniser, donc entendre à la perfection la musique composée par Justin Hurwitz, des amplis sont cachés un peu partout dans cet immense décor à ciel ouvert, le plus souvent dans les roues des voitures.

Un rayon de soleil

La dernière section du plan, entièrement filmée au Steadicam, est la plus difficile à tourner. Toujours dans sa volonté de surprendre le spectateur, Moore embauche trois cascadeurs : l’un pour faire du skateboard, le second pour grimper à vélo sur les véhicules et le dernier, spécialisé dans le parkour, pour accomplir des saltos arrière au milieu des voitures. 

Rapide et d’une complexité rare, cette portion du plan nécessite 47 prises, assurées sous une chaleur caniculaire. Les échecs s’enchaînent et soudain, un miracle survient lors de la dernière prise : non seulement toutes les personnes impliquées jouent leur rôle à la perfection, mais en prime Moore et Chazelle bénéficient de deux magnifiques accidents. 

Le premier survient avec la sœur du réalisateur, Anna, qui manipule un cerceau : alors que la caméra monte vers elle, un magnifique éclat lumineux frappe l’objectif. Un peu plus tard, un coup de vent soulève la jupe jaune de la danseuse qui conduit la portion finale de la scène, offrant au film un « pur instant Marilyn Monroe » comme s’en félicite Mandy Moore. 

Et quand Chazelle hurle « Coupez ! » l’équipe, sur place depuis trois heures du matin, ne peut retenir une immense clameur de joie !
 

Pour aller plus loin

Mandy Moore poste fréquemment ses derniers travaux sur son compte Twitter, dont le nom fait référence à une chanteuse homonyme (en anglais).
https://twitter.com/nopenother

Un « picture in picture » permettant de comparer le tournage archi complexe de plusieurs scènes clés de La La Land et le résultat à l’image.

Pour admirer un autre travail de Mandy Moore, nous vous invitons à (re)voir cette scène du formidable film de David O. Russell, Happiness Therapy.

Un montage de Mandy Moore en 2017, présentant une compilation de ses meilleurs travaux pour le cinéma et la télévision.

Un court extrait du making-of sur le tournage de la scène d’ouverture de La La Land (en anglais non sous-titré).

Et pour notre habituelle vidéo humoristique, la très impressionnante parodie de l’ouverture de La La Land, conçue pour la cérémonie des Golden Globes, avec Jimmy Fallon et un casting quatre étoiles. Mandy Moore a également signé la chorégraphie de cette parodie :